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2485. Il est toutefois des discours qui ne sont pas susceptibles de propriété. Tels sont les discours prononcés dans les assemblées législatives; ces discours appartiennent au pays tout entier, et la presse a le droit illimité de les reproduire. Tels sont aussi les plaidoiries et les réquisitoires; ils participent de la publicité des audiences et des jugements. Tels sont enfin tous les discours prononcés soit dans des circonstances solennelles, soit dans des réunions publiques. Mais, si ces discours peuvent être reproduits par la presse, est-il également permis de publier un recueil des harangues, des plaidoiries de tel orateur, de tel avocat, sans son assentiment? M. Renouard répond affirmativement. Dès que les discours de la tribune et du barreau, considérés isolément, tombent dans le domaine public, il paraît, en effet, d'une logique rigoureuse d'attribuer au même domaine ces discours pris collectivement. «Sans doute, dit cet auteur, dans une telle collection la personnalité de l'orateur apparaît dans toute sa force; mais c'est pour le service de tous et pour accomplir un devoir public qu'elle s'est ainsi manifestée. La réimpression des discours qui, par leur destination, appartiennent à la publicité et à la nation tout entière, ne dépouille ni l'orateur ni ses héritiers d'aucun fruit de son travail sur lequel soit lui, soit les siens, aient jamais eu à spéculer. Ce n'a pas été pour tirer un profit pécuniaire de ses travaux d'écrivain que l'orateur a été envoyé à la tribune 1». M. Pardessus avait émis, sur le même point, une opinion différente : « Il y a, dit-il, un cas où chacun est libre d'imprimer les discours ou autres travaux des fonctionnaires c'est lorsque cette publication se confond elle-même dans celle des actes de l'autorité publique que chacun a le droit d'imprimer. On doit appliquer alors la règle que l'accessoire suit le principal. Mais cette faculté n'irait pas jusqu'à pouvoir publier et débiter le recueil des rapports ou discours qu'un orateur aurait prononcés dans les diverses époques de sa vie politique. » Nous adoptons cette distinction. Les discours prononcés à l'occasion d'une loi, d'un procès, d'un événement

:

1 Tome 2, p. 143.

2 Cours de droit commercial, n. 165.

quelconque, se confondent avec cet événement, ils ne peuvent en être détachés; ils appartiennent au public, ils appartiennent à la science ou à l'histoire, ils participent de la publicité des actes ou des faits auxquels ils se rattachent. Mais réunir tous les discours d'un orateur et en former une collection, ce n'est plus examiner ou discuter des actes ou des faits publics, c'est édifier l'œuvre d'un homme pour juger l'homme lui-même ; l'éditeur n'est plus conduit par un but d'utilité générale, mais par une pensée de spéculation privée. Sous ce double rapport, cette œuvre collective sort du domaine public. Lorsqu'il s'agit non plus d'éclairer les actes, mais l'homme même, non plus de colliger des documents historiques, mais de mettre en lumière la vie d'un citoyen, la publicité des discours ne peut plus être invoquée, car l'intérêt général cesse dans ce cas pour faire place à l'intérêt particulier. Si la collection des discours d'un membre de la législature ou du barreau peut faire l'objet d'une propriété privée, cette propriété doit appartenir à l'orateur luimême. D'ailleurs, l'orateur en prononçant un discours a consenti à ce que chacun pût le reproduire au moment où il venait de le prononcer. Cet orateur peut se refuser à ce qu'on place son nom dans le titre d'un livre à la publication duquel il n'a pas consenti.

2486. Les mêmes questions se présentent à l'égard des leçons publiques des professeurs : chacun peut en rendre compte, c'est une conséquence nécessaire de la publicité des cours; mais nul ne peut en publier la suite et la collection, elles sont la propriété exclusive des professeurs. En effet, un professeur ne doit à ses élèves que sa leçon orale, que l'enseignement de sa parole; il ne leur doit pas la publicité de cette leçon par la voie de l'impression. Vainement on objecterait que le professeur étant salarié pour donner des leçons, ces leçons ne lui appartiennent pas, qu'elles appartiennent au public pour qui la chaire a été instituée. « Un salaire, répond avec justesse M. Renouard, n'est promis qu'à son enseignement et à sa parole; ce qui reste, après cette parole émise, lui demeure propre. Il n'en est pas de la leçon comme du discours qui a préparé une loi, comme du plaidoyer qui a préparé un arrêt; aucune œuvre publique ne s'y vient identifier, et le but de l'enseigne

ment est accompli lorsque chaque personne admise à l'entendre a emporté avec elle l'impression qu'elle a éprouvée, l'exemple qui lui a été donné, l'instruction qui lui a été communiquée, les notes qu'elle a recueillies 1. » La Cour de Paris a confirmé plusieurs fois cette doctrine, et ses arrêts portent également «< que sans doute un professeur doit à ses élèves, dans son cours, le tribut de ses études, de ses travaux, de ses méditations; mais qu'il ne le leur doit que pour leur instruction personnelle, et non pour qu'ils puissent s'en emparer et les publier en corps d'ouvrage pour en recueillir le bénéfice pécuniaire; que ces leçons, envisagées sous cet aspect, sont la propriété du professeur, le fruit de ses veilles, de ses recherches, de ses réflexions, de son génie, et que nul n'a le droit de s'en emparer et de les publier contre sa volonté 2. »

2487. Après les écrits, l'art. 425 mentionne parmi les objets auxquels s'étend la garantie légale, les compositions musicales. Les mêmes règles que nous avons appliquées aux écrits s'appliquent à ces compositions. Ainsi on doit reconnaître, d'après ces règles, que la garantie doit s'étendre à toutes les compositions musicales, quelque faible que soit leur importance, et soit que la reproduction en prenne l'ensemble ou seulement quelques parties détachées; mais toutefois cette garantie doit se limiter aux compositions qui supposent un travail de l'intelligence, qui constituent une création de l'esprit; elle doit se limiter également aux compositions dont la reproduction totale ou partielle peut apporter un véritable préjudice à leurs auteurs 3.

L'art. 425 comprend ensuite dans son énumération les arts du dessin et de la peinture. La garantie s'étend, comme à l'égard des écrits et des compositions musicales, aux dessins de tous genres. Ainsi la plus faible esquisse est protégée par la loi,

1 Traité des droits d'auteur, t. 2, p. 145.

2 Arrêt Paris, 27 août 1828; Dall., vo Propriété littér., n. 131; et 30 juin 1836: Dall., ibid., n. 129-1°. Cass., 11 juill. 1862, Bull. n. 171; Dev. et Car., 63.11.280. 5 Cass., 24 juin 1852, Bull. n. 206; Devill. et Car., 52.1 465; J.P.52.2.605; Dall.52.1.221; 16 déc. 1854, Bull. n. 348; Dall.55.1.45; 19 mai 1859, Bull. n. 133; Devill. et Car., 60.1.188; J.P., 59.1063; Dall.59.1.430; 11 mai 1860, Bull. n. 124; Devill.61.1.295; J.P.60.1167; Dall.60.1.293.

pourvu qu'elle soit une œuvre originale, un travail de l'esprit, une création de l'art. Il est évident toutefois qu'il faut distinguer si l'artiste inculpé de contrefaçon n'a fait que traiter le même sujet, sans imiter le premier dessin, ou si son dessin au contraire n'est qu'une servile imitation de celui-ci : il ne peut y avoir de contrefaçon que dans ce dernier cas, car la contrefaçon suppose la reproduction, c'est-à-dire la copie ou l'imitation servile de l'œuvre originale.

2488. Une question grave s'est élevée relativement aux arts du dessin : c'est de savoir si le fait de traduire une œuvre d'art en employant les procédés d'un art différent est une contrefaçon. Il serait difficile de donner à cette question une solution générale et précise, les hésitations de la jurisprudence l'ont. suffisamment attesté. Cependant, si l'on s'appuie sur les principes que nous avons posés, il est certain que ce n'est pas la pensée même de l'auteur, le sujet qu'il a traité, que la loi a voulu protéger, mais le mode d'exécution de ce sujet, l'application qu'il en a faite, le livre, le tableau, la statue, dans lesquels il a exprimé cette pensée. Il l'a publiée en adoptant tel ou tel mode d'exploitation; la loi protége son ouvrage, elle lui garantit son exploitation; mais la pensée, une fois publiée, appartient à tous les esprits qui la recueillent, la méditent, et en tentent des applications nouvelles; ces applications ne sont pas en général des reproductions qui peuvent constituer une contrefaçon. La loi toutefois a prévu et prohibé un mode de reproduction qui s'opère par d'autres moyens que ceux employés pour produire l'œuvre originale: c'est la reproduction d'un dessin ou d'une peinture par la gravure. Mais, lors même que cette indication serait démonstrative et non limitative, le graveur ne reproduit pas la pensée; il copie servilement le mode d'expression de cette pensée, le dessin; il place à côté de l'œuvre originale une œuvre parfaitement identique; enfin, il emploie pour sa reproduction un art analogue à l'art du dessin, et dont les effets sont les mêmes. Il existe donc dans ce cas, entre les deux ouvrages, une véritable rivalité qui doit opérer la contrefaçon. Mais quelle induction peut-on tirer de cette disposition? C'est que la reproduction par un art parfaitement analogue à l'art qui a créé l'œuvre originale peut con

stituer le délit. Ainsi il ne serait point douteux que la reproduction faite par les moyens de la lithographie, de la lithochromie, d'un dessin ou d'un tableau, ne fût une contrefaçon; si les procédés diffèrent, les effets sont les mêmes, et la destination identique des ouvrages amène un préjudice presque certain.

Il en serait ainsi de la reproduction d'une composition musicale au moyen d'un procédé qui remplace les notes et qui, à l'aide des cylindres pointés des boîtes de musique et instruments mécaniques, réalise une véritable notation de la composition'.

2489. Mais il n'en est plus ainsi, quand les procédés nonseulement s'éloignent de plus en plus, mais amènent des résultats essentiellement distincts. Supposons, par exemple, qu'un sculpteur reproduise par le marbre le sujet d'un tableau, ou qu'un peintre porte sur la toile le groupe du statuaire. Cette reproduction pourra-t-elle être incriminée? Il faut répondre négativement : « Ces arts, dit M. Renouard, diffèrent trop essentiellement, soit dans leurs résultats matériels, soit dans leurs effets artistiques, soit dans la nécessité de leur composition, soit dans le talent d'exécution qu'ils exigent, pour qu'ils puissent se nuire l'un à l'autre, ni commercialement, ni intellectuellement 2. » On doit ajouter que la reproduction d'un dessin par la sculpture, ou d'une statue par le dessin, est un travail de l'esprit, une composition artistique, et que cette création, œuvre d'un talent différent, suffft pour donner à l'artiste la propriété de cette œuvre. La diversité des moyens d'exécution d'une pensée originairement la même, fait naître deux droits distincts, celui du peintre et celui du statuaire, et ces droits peuvent coexister sans se nuire. La Cour de Paris a jugé, conformément à cette opinion, « que le droit des peintres ne peut être étendu à la reproduction de leurs ouvrages au moyen d'un art essentiellement distinct dans ses procédés comme dans ses résultats ; que le droit de propriété d'un tableau ne s'étend point jusqu'à celui d'empêcher l'imitation ou la reproduction

1 Cass., 13 fév. 1863, Bull. n. 48; Devill. 63.1.161; J.P.63.799; Dall.63.1.203. Tome 2, p. 89.

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