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ces scrupules, derrière lesquels elle se retranche, existent en réalité, ou qu'ils ne soient qu'un prétexte pour échapper à la difficulté de la situation, nous n'insisterons pas pour les lever. Le temps dont nous disposons ne nous suffit pas, et nous n'aimons pas à le perdre en débats pointilleux. Le chemin qui mène le plus droit au fait est toujours celui que nous suivons; aussi n'est-ce pas nous qui ferons attendre la Démocratie pacifique : elle a choisi son arbitre dans les rangs de la fraction jeune et indépendante du parti conservateur, nous choisissons le nôtre dans les rangs de la fraction correspondante de l'opposition, et nous espérons, nous aussi, que M. Alexis de Tocqueville ne refusera pas de concourir à un arbitrage qu'aura accepté son honorable collègue, M. Agénor de Gasparin.

VII.

17 mars 1846.

Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs les deux lettres par lesquelles MM. Agénor de Gasparin et de Tocqueville déclarent qu'ils acceptent la mission de prononcer, en qualité d'arbitres, sur la valeur des « témoignages et des » noms » que la Démocratie pacifique a prétendu « ne pou» voir livrer à la publicité du journalisme,» mais qu'elle entend invoquer pour prouver qu'elle n'a rien avancé qui ne fût vrai, quand elle a dit, en faisant allusion à la Presse, « qu'un grand journal avait vendu à la Russie sa question » polonaise moyennant 80,000 francs. »

Voici ces deux lettres :

« Au Réducteur de la Démocratie pacifique.

>> Monsieur,

16 mars 1846.

>> Vous me demandez si j'accepte la mission que vous avez bien voulu me déférer.

>> Ma réponse ne saurait être douteuse : j'accepte; j'accepte avec un profond sentiment de reconnaissance; j'accepte, parce que l'on ne saurait re

fuser une preuve de confiance et d'estime aussi honorable; j'accepte, parce que je ne suis pas au nombre de vos amis politiques; j'accepte, parce que je n'ai aucune opinion, aucune notion sur votre différend avec la Presse; j'accepte, parce que je suis très décidé à me prononcer contre vous si vous ne fournissez pas la preuve de vos assertions.

» Je sais que vous apprécierez ces sentiments. Veuillez excuser la manière dont je les exprime, au milieu du bruit de la discussion sur la proposition Rémusat.

» Je vous prie de croire à ma haute considération.

» A. DE GASPARIN. »

« A M. Emile de Girardin.

» 16 mars 1846.

» J'ai reçu, monsieur, la lettre par laquelle vous me demandez de prononcer comme arbitre dans le différend qui s'est élevé entre le journal la Presse et la Démocratie pacifique.

» Une demande de cette nature, adressée à un adversaire politique dans des termes très honorables, ne saurait être honorablement repoussée. J'accepte donc la tâche à laquelle vous me conviez, et je suis prêt à me réunir à mon collègue M. de Gasparin.

» Je n'ai encore lu ni l'article de la Démocratie pacifique ni ceux de la Presse. Ma liberté d'esprit est donc complète. Je n'ai pas besoin de vous dire que je la conserverai telle jusqu'au bout.

» Recevez l'expression de ma considération très distinguée.

>> ALEXIS DE TOCQUEVILLE. »

Les observations dont la Démocratie pacifique fait précéder l'insertion de la lettre de l'honorable M. de Gasparin nous autorisent à dire qu'il n'y a rien à gagner à user de générosité avec ses ennemis ; c'est une vérité qu'il y a bien longtemps déjà nous devrions avoir apprise.

Nous étions en droit d'intenter à la Démocratie pacifique un procès en diffamation et de réclamer des dommages-intérêts considérables; nous avons généreusement renoncé à l'exercice de ce droit, nous avons généreusement renoncé à exiger de la part de cette feuille une rétractation solennelle et publique; nous avons généreusement renoncé au bénéfice de la publicité du débat auquel nous n'avions qu'à gagner; et non-seulement nous avons renoncé à lui imposer les conditions que nous étions fondé à lui prescrire, mais encore nous avons accepté celles qu'elle nous a offertes et que nous étions parfaitement libres de rejeter. De tout

cela, la Démocratie pacifique ne tient aucun compte; que faut-il donc penser de la bonne foi de ceux qui s'appellent « Les fils aînés de Dieu, initiés au Verbe de vie? »

VIII.

1er avril 1846.

On lit en tête de la Démocratie pacifique :

« Nous recevons ce soir la lettre et la pièce qui suivent :

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» Monsieur, nous avons l'honneur de vous transmettre ci-joint la réponse que nous croyons devoir faire à la question qui nous a été posée comme arbitres.

- Recevez l'expression de notre considération très distinguée.

» A. DE GASPARIN, ALEXIS DE TOCQUEVILLE. »

« Les arbitres soussignés, se renfermant dans les termes de la question qui leur a été posée :

« Les rédacteurs de la Démocratie pacifique, en accusant un grand journal d'avoir vendu la question polonaise 80,000 francs, s'étaient-ils mis en mesure d'appuyer cette articulation sur de fortes présomptions? »

» Répondent négativement.

» A. DE GASPARIN, ALEXIS DE TOCQUEVILLE, »

IX.

27 décembre 1846.

Nous n'avons jamais dit qu'une alliance avec les puissances du Nord fût une chose facile et qui dût s'improviser; nous n'avons jamais donné à la France le conseil de se jeter sans dignité à la tête des gouvernements qu'avait fait trembler la commotion de juillet 1830. Il ne suffit pas, nous le savons, pour cimenter des alliances durables, que deux souverains se donnent fraternellement l'accolade ou se visitent bourgeoisement l'un l'autre. La mémorable accolade de Tilsitt, en 1807, le double voyage, en 1843 et 1844, au château d'Eu et au palais de Windsor, sont là pour le prouver! Ces démonstrations ne pèsent pas plus dans notre balance

que les épigrammes contre le roi des Français, auxquelles, dit-on, l'empereur de Russie aurait parfois le tort de s'abandonner. Celles-ci ne nous paraissent pas plus un obstacle que celles-là ne nous paraissent un lien. Nous faisons des unes et des autres exactement le même cas. Nous cherchons ailleurs la raison que deux peuples peuvent avoir de s'allier; nous la cherchons au fond de leur intérêt. Il se peut qu'une fausse politique, des événements mal dirigés, mal interprétés, de blessantes préventions aux prises avec de justes susceptibilités fassent méconnaître temporairement cet intérêt; mais s'il est réel et réciproque, l'erreur sera momentanée, comme il est vrai que toute alliance assise sur deux rivalités sera toujours précaire, au prix de quelque sacrifice qu'on la paye. Telle est la conviction profonde qui, depuis que la Presse existe, a constamment réglé notre conduite et notre langage, sans que rien nous ait jamais fait dévier de notre voie politique, pas même d'absurdes soupçons que nous n'avons jamais hésité à braver, bien certains que le temps saurait en faire justice. Aujourd'hui, après tous les articles que nous avons publiés à l'occasion de l'annexion de Cracovie, croit-on encore que nous soyons les pensionnaires de la Russie?

Depuis dix ans, que répétons-nous chaque jour ?

Nous disons :

L'Angleterre ne nous a ouvert ses bras en 1830 que parce que cela était dans sa politique et dans son intérêt. C'est sa politique, c'est son intérêt d'encourager toutes les révolutions. En effet, pendant qu'un peuple s'insurge, son gouvernement s'affaiblit et s'isole, ses fabriques se ferment, son industrie se ralentit, son commerce souffre, son crédit s'épuise, l'inquiétude qui est au dedans gagne au dehors; c'est autant d'avance que prennent les manufactures anglaises. Aussi l'a-t-on toujours vue tendre la main à toutes les révolutions. Nous n'avons pas à lui savoir gré d'une préférence. Elle n'a fait pour nous que ce qu'elle a fait pour la Belgique, l'Espagne et le Portugal.

L'alliance avec l'Angleterre est une alliance fragile, acci

dentelle, contre laquelle protestent la nature et l'histoire, le passé et l'avenir. Vous le verrez en toutes circonstances où elle nous fera besoin, elle nous fera défaut. Elle ne peut avoir d'autre effet que de nous énerver, de nous isoler, de nous faire passer aux yeux de l'Europe monarchique pour une nation révolutionnaire! L'accord entre les deux pays ne saurait régner qu'à la condition de la part de la France de sacrifier à l'Angleterre ses prétentions les plus légitimes, toutes les fois qu'il y aura rivalité. C'est ainsi que la Grande-Bretagne entend la cordialité et la réciprocité.

Il faut donc se tenir prêt pour une autre alliance, quand le jour sera venu de la contracter; des alliances ne s'improvisent pas, on ne saurait s'y préparer trop longtemps à l'avance dans la méditation du cabinet et le silence commandé par la prudence.

Voilà ce que nous disons depuis dix ans ; les événements nous ont-ils donné tort?

Qu'a produit cet accord? Qu'a-t-il empêché? - Il a produit la séparation de la Belgique avec la Hollande. Pourquoi? Parce que l'Angleterre trouvait parfaitement son compte à ce que la Belgique, qui a des manufactures et des usines, mais qui n'a pas de vaisseaux, se séparat de la Hollande, qui a une marine, mais qui n'a pas d'industrie. A-t-il empêché, en 1832, l'anéantissement du royaume de Pologne comme État uni, distinct et constitutionnel? Non.

-

Où l'avons-nous vu régner? Est-ce à Constantinople, à Alexandrie, à Beyrouth, à Tahiti, à Tanger, à Athènes, à Madrid?

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Que lui devons-nous ? Le traité du 15 juillet 1840, racheté par le droit de visite et l'obligation de payer une indemnité injustement et arrogamment réclamée.

S'il a jamais existé, pourquoi donc cet accord s'est-il rompu brusquement? pourquoi a-t-il fait place à la violence et à l'injure? Parce qu'il est arrivé à notre diplomatie, sans cesser d'être loyale, de se montrer un jour plus habile que la sienne.

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