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existe-t-elle entre l'Angleterre et la France? Deux grands États ne s'allient à long terme qu'à la condition de se compléter. Que manque-t-il à l'Angleterre que puisse lui offrir la France? Que manque-t-il à la France que puisse lui donner la Russie? Telles sont les très simples questions que nous nous bornons à poser. Ceux qui pensent qu'un peuple, pour contracter avec un autre peuple une alliance durable, n'a qu'à se tourner vers lui et qu'à dire : allionsnous, se trompent également; ce sont des esprits irréfléchis, qui n'ont jamais interrogé les faits, et demandé à l'histoire rien de plus que d'interminables séries de dates et de confuses multitudes de noms d'hommes et de lieux. Non seulement une alliance durable, nous laissons ici complétement à l'écart toute alliance momentanée conclue en vue d'un objet spécial et temporaire, non seulement une alliance durable ne s'improvise pas, mais, pour qu'on puisse dire avec autorité qu'elle existe véritablement, il ne

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pliées on en trouve partout la trace dans nos discours et nos écrits avant la guerre de 1823. Après cette guerre, l'idée d'accroître utilement notre patrie ne nous a point quitté. Le Mémoire sur les affaires d'Orient, que M. le comte de Laferronnays nous demanda lorsque nous étions ambassadeur à Rome, reproduit la même opinion. Nous y disions: « J'ai fait voir » assez que l'alliance de la France avec l'Angleterre et l'Autriche contre » la Russie était une alliance de dupe, où nous ne trouverions que la perte » de notre sang et de nos trésors. »

» L'alliance de la Russie, au contraire, nous mettrait à même d'obtenir des établissements dans l'Archipel et de reculer nos frontières jusqu'aux bords du Rhin. Nous pouvons tenir ce langage à Nicolas : « Vos ennemis > nous sollicitent; nous préférons la paix à la guerre; nous désirons gar»der la neutralité; mais enfin, si vous ne pouvez vider vos différends » avec la Porte que par les armes; si vous voulez aller à Constantinople, entrez avec les puissances chrétiennes dans un partage équitable de la » Turquie européenne. Celles de ces puissances qui ne sont pas placées » de manière à s'agrandir du côté de l'Orient recevront ailleurs des dé» dommagements. Nous, nous voulons avoir la ligne du Khin depuis Stras»bourg jusqu'à Cologne. Telles sont nos justes prétentions. La Russie a » un intérêt (votre frère Alexandre l'a dit) à ce que la France soit forte. » Si vous consentez à cet arrangement et que les autres puissances s'y » refusent, nous ne souffrirons pas qu'elles interviennent dans votre démêlé avec la Turquie; si elles vous attaquent malgré nos remontrances, >> nous les combattrons avec vous, toujours aux mêmes conditions que »> nous venons d'exprimer.

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» Voilà ce qu'on peut dire à Nicolas; jamais l'Autriche, jamais l'Angleterre ne nous donneront la limite du Rhin pour prix de notre alliance avec elles. Or, c'est pourtant là que, tôt ou tard, la France doit placer ses frontières tant pour son honneur que pour sa sûreté, »

suffit pas qu'elle ait été négociée, acceptée et avouée, il y a encore un ensemble de mesures dont elle doit être alternativement la cause et l'effet; il y a, enfin, des épreuves qu'elle doit avoir subies et auxquelles elle doit avoir pleinement résisté.

Alliée de l'Angleterre, si elle pouvait l'être, la France, à moins de s'exposer à de continuelles ruptures, devrait tenir une tout autre conduite que si elle était l'alliée de la Russie ou l'alliée des États de second ordre. Dans chacun de ces trois systèmes, ce sont trois conduites différentes à tenir, c'est un autre but à poursuivre, c'est un autre emploi à donner à ses forces, à son crédit, à toutes ses ressources. Précisément, ce qui rend si visible en ce moment, et malheureusement si réelle, la faiblesse de la France, c'est l'absence d'un système politique régulateur, c'est l'absence complète d'une politique qui ait un lendemain. Quelle est l'éventualité qui pourrait éclater sans nous prendre au dépourvu?

L'isolement de la France est un fait. Le nier, ce serait nier l'évidence.

Mais mieux vaut encore l'isolement que l'abaissement; or, l'alliance avec l'Angleterre aux conditions qu'elle y met, ce serait l'abaissement. Ce n'est pas nous qui l'affirmons, ce sont tous les faits qui l'attestent.

Cet isolement, qui n'est qu'un fait accidentel, doit-il être érigé en système politique? Ce n'est pas notre avis.

Comment en sortir? En s'abstenant de toute démarche inconsidérée; en se renfermant dans une réserve qui sache concilier la fermeté avec la prudence; en pesant tout et ne précipitant rien; en mettant à profit les leçons que nous avons reçues et les expériences que nous avons faites; en prenant nos intérêts pour boussole de notre politique; en étudiant ce qui nous manque et ce que nous pouvons donner; en regardant autour de nous ce qui tombe et ce qui s'élève; en distinguant ce qui est rival de ce qui est émule ; en dressant, ce qui doit être l'œuvre de tout grand ministre à son avénement au pouvoir, une table des probabilités po

litiques; en utilisant toutes ses forces et toutes ses ressources; en se gardant avec soin de toute fausse dépense; en bornant ses prétentions à ses moyens; en prenant ceux-ci pour mesure de celles-là; en réglant son langage sur la connaissance exacte de soi-même; en n'entretenant pas dispendieusement, follement, des armées inutiles aux dépens de flottes nécessaires, ou bien des flottes superflues aux dépens d'armées indispensables; en ne se proposant pas à la fois deux buts opposés; en en ayant un seul, mais poursuivi avec persévérance; en se mettant enfin en tellę situation que chacun n'ait qu'à vous regarder pour voir l'appui qu'il peut attendre de vous, les intérêts que vous représentez, les dangers que vous éloignez, les ambitions que vous contenez.

Est-ce qu'il est nécessaire que les États-Unis proclament annuellement qu'ils sont nos alliés pour que nous puissions compter sur eux en cas de conflagration grave et prolongée entre l'Angleterre et la France? Assurément non. Les bon-nes alliances sont celles qui n'ont pas besoin d'échanger de vaines déclarations d'entente cordiale.

L'alliance de la France avec la Russie est un fait qu'une politique plus ou moins intelligente, plus ou moins habile, plus ou moins sympathique, peut éloigner ou rapprocher, mais qui tôt ou tard aura lieu par la force des choses et le cours des événements. Par cette raison même que les gouvernements sont impuissants à faire durer des alliances contre nature, ils ne peuvent que retarder, c'est déjà trop, l'avènement des alliances appelées par la communauté des intérêts et la solidarité des destinées.

Pour résumer en deux mots toute notre pensée, nous dirons que, s'il fallait absolument opter entre l'Angleterre et la Russie, nous aimerions mieux la Russie, qui nous délie, que l'Angleterre, qui nous défie.

ΧΙ.

18 mars 1847.

L'engouement de l'alliance anglaise ne nous a jamais atteints, et, sans nous abuser sur les obstacles d'une alliance de la France avec la Russie, nous avons toujours refusé de servir d'écho à des récriminations impolitiques qui ne pouvaient avoir d'autre effet que de nous affaiblir, de nous isoler, et d'aggraver des préventions qui, pour être réciproques entre les deux cours, n'en étaient pas moins nuisibles aux deux pays.

Dix années d'injures, de calomnies et de soupçons, ne nous ont pas fait un seul jour varier, fléchir, pas même hésiter! Nous avons dans le triomphe de la vérité sur l'erreur et le mensonge la foi la plus entière et la plus inébranlable.

Il y a peu de temps, le Siècle, en réponse à un de nos articles, qualifiait l'alliance de la France avec la Russie de « pacte du diable. » Nous l'avons laissé dire. A défaut du suffrage de ce journal, il est une autorité qu'à tort peut-être nous estimons à l'égal de la sienne, c'est celle de l'empereur Napoléon, dont nous avons cité la lettre écrite, le 22 juin (4 juillet) 1807, à l'empereur Alexandre.

Il nous suffit, pour garantir la sincérité de notre patriotisme, et pour nous défendre contre d'absurdes attaques, d'avoir ainsi de notre côté l'empereur Napoléon. Nous trouvons que c'est assez.

La grande erreur des journaux hostiles à la Russie, c'est de juger l'empereur Nicolas comme si l'empire, dont il est le chef politique et religieux, pouvait marcher de pair avec la France dans la voie de la civilisation et de la liberté ; c'est de ne tenir aucun compte, ni de cette inégalité profonde, ni des différences de mœurs, d'esprit et d'éducation, ni des difficultés de sa situation, qui sont immenses. Quand ces journaux portent leurs regards vers l'empire russe, ils ne voient pas l'Europe, ils ne voient que la Pologne ! C'est

beaucoup, sans doute; mais ce n'est pas tout. Leur ressentiment les exalte et les égare : c'est du délire. En veut-on un exemple frappant? On n'a qu'à parcourir l'article qui remplit les deux premières colonnes du National. Cet article est une pièce qui s'offre si naturellement à l'appui de ce que nous venons d'avancer, que nous allons le reproduire :

« L'empereur de Russie vient d'acheter à la Banque de France la plus grande partie des rentes qu'elle possède, pour une somme de CINQUANTE MILLIONS. Le traité a été préparé, discuté, conclu et signé hier par le gouverneur de la Banque et M. Kisselef, chargé d'affaires de Russie. Le conseil de la Banque, réuni aujourd'hui, a donné son approbation; et aussitôt que le fait a été connu, la rente a haussé, en une demi-heure, de 1 fr. 20 c. » Quoi! dans l'état présent de nos finances, dans la situation générale de l'Europe, donner à l'empereur de Russie un moyen d'action aussi puissant sur nos fonds publics! Annoncer officiellement que Nicolas peut, à un jour donné, à un moment de crise, peser du poids de 50 millions sur notre crédit! On l'introduit au sein de nos affaires; on lui donne un pied à la Bourse; on le rend maître de notre marché d'argent; car, qui peut nier la puissance qu'aurait, à une heure périlleuse, un homme en position de jeter un capital de 50 millions immédiatement disponible sur la place de Paris! Nous l'avouons sans détour, une imprévoyance aussi coupable nous frappe de stupeur. L'incertitude la plus menaçante plane aujourd'hui sur toute la politique de l'Europe; l'Espagne marche à la dérive entre des partis divisés et une guerre civile effrayante; le Portugal est à l'anarchie; l'Italie est pleine de troubles; la Suisse agitée; la Prusse travaillée par l'esprit nouveau; les questions les plus compliquées mettent aux prises la France et l'Angleterre en Grèce, à Constantinople, en Égypte, à Tunis, dans tout le bassin de la Méditerranée; l'Autriche s'avance avec ses armées vers le Piémont; il n'y a pas en effet un seul point de l'Europe où ce qui est offre une garantie de sécurité, pas un point d'où l'on ne puisse voir sortir la guerre. Nous assistons à ce spectacle ayant au cœur ce cancer de la misère, et dans nos finances des déficits accumulés. L'année prochaine, il faudra recourir inévitablement à un emprunt; peut-être le faudra-t-il auparavant, et cette nécessité doit concorder précisément avec ces difficultés extrêmes qui nous pressent de toutes parts! Tout cela est clair, évident: ceux qui ne le voient pas le sentent. Et c'est aujourd'hui que Nicolas vous tend la main! C'est aujourd'hui qu'il vous offre cinquante millions; et vous les acceptez! A qui fera-t-on croire qu'il s'est transformé tout à coup; qu'il aime aujourd'hui ce qu'il détestait hier ; qu'il a renoncé à ses principes; qu'il ne veut plus rétablir la légitimité nulle part; qu'il est indifférent à la révolution; qu'il se soucie peu de la voir triompher dans la Péninsule, en Suisse; qu'il abandonne l'Italie à l'esprit

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