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rait-elle donc en effet la plus digne et la plus efficace? Elle est jugée et condamnée par ses œuvres.

Ce que lord Redcliffe a demandé le 14 décembre 1854, lord Clarendon l'avait déjà demandé le 1er mars, et ce que le Times approuve aujourd'hui, il l'avait déjà approuvé, il y a neuf mois, le 2 mars 1854, en ces termes :

« Lord Clarendon a terminé son discours par ces paroles : « Ni l'An» gleterre ni aucune autre puissance chrétienne ne rempliraient digne➤ment les importants devoirs qui leur sont aujourd'hui imposés, elles ne >> consulteraient pas les intérêts du sultan lui-même, si elles ne saisissaient » pas cette occasion d'assurer à la population chrétienne de Turquie des » droits égaux et une justice égale, et de préparer la voie au progrès et à la >> prospérité dont la civilisation chrétienne dotera cet empire. >> Telles sont, nous aimons à le croire, les opinions et les résolutions bien arrêtées du gouvernement britannique et des puissances chrétiennes qui sont unies avec nous dans la question d'Orient, et quel que soit notre ardent désir 'enlever de vive force à la politique agressive de la Russie les provinces dont elle s'est injustement emparée, et de protéger l'indépendance de l'Europe orientale contre l'invasion du Nord, nous n'en sommes pas moins intéressés à obtenir en faveur des populations chrétiennes de l'Orient cette égalité de droits à laquelle, ainsi que la partie la plus nombreuse et la plus civilisée des sujets de la Porte, elles ont de justes droits. Si quelque chose pouvait déjouer ces intentions et déconcerter la politique qui, selon nous, est essentielle au bonheur et à la tranquillité de l'Orient, ce serait qu'au moment même où les puissances occidentales envoient des forces considérables de terre et de mer pour appuyer leur intervention, les populations chrétiennes se missent en insurrection et donnassent le signal de nouveaux troubles. »

Les conclusions de lord Clarendon, appuyées par le Times, sont littéralement celles de l'écrit qui précède, intitulé : SOLUTIONS DE LA QUESTION D'ORIENT. La seule différence existant entre les conclusions de lord Clarendon et celles de l'auteur de cet écrit, c'est que celui-ci, prévoyant les insurrections que la Russie chercherait à fomenter, n'a cessé d'insister pour qu'on lui en ôtât tous les moyens en commençant par où l'on se propose de finir, en mettant les bou's devant la charrue au lieu de mettre la charrue devant les bœufs. Tenir vaut toujours mieux que promettre. Le jour où le Divan a obtenu l'appui des deux escadres anglaise et française, ce jour-là aurait dû voir procla→

mer l'entière égalité civile de tous les sujets du sultan, sans aucune distinction entre eux ni d'origine ni de croyances. Ce devait être la condition sine quâ non du concours prêté à la Porte par l'Angleterre et la France. Tout ce qu'il y a d'éclairé dans le Divan eût fermement et sincèrement applaudi à cette exigence couronnant leur œuvre. De la part du sultan, animé des intentions qu'on lui connaît, et avec la rare bonté qui le caractérise, il n'y avait à craindre aucune objection, aucune résistance. L'Angleterre et la France, par cette conduite, y eussent gagné en Turquie toute l'influence qu'une telle mesure ainsi PRÉALABLEMENT réclamée et proclamée y eût fait perdre à la Russie. C'eût été vaincre moralement son ennemi avant de le vaincre matériellement ! c'eût été le désarçonner! c'eût été le placer dans la situation la plus fausse! c'eût été enfin rendre encore plus odieuse l'odieuse guerre qui a déjà fait verser beaucoup de sang, qui a déjà coûté beaucoup d'argent, et qui fait monter de toutes parts le flot de la misère en arrêtant le cours de toutes les transactions, en ébranlant le crédit sur toutes les places de l'Europe!

Que font donc les hommes d'État? A quoi s'occupent-ils donc pour laisser ainsi, en toute circonstance grave, passer l'instant propice? Un mot caractérise et résume partout leur politique, c'est le mot TROP TARD! Mais s'il s'agissait d'un capitaine de vaisseau qui eût attendu d'avoir échoué pour s'apercevoir qu'il y avait un écueil facile à éviter, ou d'un colonel de régiment qui se soit laissé surprendre et désarmer par sa faute, ces mêmes hommes d'État les feraient inexorablement juger! Ne serait-ce pas eux cependant qui devraient donner l'exemple de la vigilance?

1838.

DE L'APPLICATION DE L'ARMÉE

AUX GRANDS TRAVAUX D'UTILITÉ PUBLIQUE (1).

A M. le lieutenant-général comte Alexandre de Girardin.

I.

15 mai 1838.

La plus parfaite constitution de la puissance militaire a toujours été l'objet de vos plus profondes méditations.

Vous avez à ce sujet des idées mûres et abondantes dont il est à regretter que l'application n'ait pas encore fait apprécier toute la valeur.

Vous avez publié sur la Constitution des armées de terre de la France des observations neuves et judicieuses, dictées par le patriotisme le plus éclairé.

Soldat de 92 et général de l'Empire, vous avez parlé de l'armée en homme d'État, pour qui la paix et la guerre n'ont plus de secrets;

Vous avez réduit à ce qu'ils valaient beaucoup d'erreurs et de lieux communs propagés par l'ignorance et l'irréflexion;

(1) En 1838, à l'époque où ces Considérations sur l'application de l'armée aux grands travaux d'utilité publique ont paru, l'auteur, sous l'Empire, et retenu par le souvenir des deux invasions de 1814 et de 1815, n'avait

Vous avez rétabli les véritables principes sur la proportion des armes, le recrutement et l'instruction des troupes, l'état des officiers, l'effectif, les cadres, le pied de paix et le pied de guerre, les réserves, les places fortes, la tactique et la stratégie;

Vous avez montré que la puissance militaire d'un pays ne saurait se constituer isolément, arbitrairement; qu'elle avait des lois naturelles qu'elle ne pouvait enfreindre, qu'elle était soumise à des nécessités commerciales et à des considérations politiques qu'elle devait réunir et concilier;

Vous avez montré que la constitution d'une armée devait avoir pour base fondamentale l'adoption d'un système de défense militaire déterminé par des intérêts permanents, facilement appréciables;

Vous avez montré que le système de défense militaire d'un pays n'avait absolument ni valeur ni signification s'il

pas encore osé descendre dans toutes les profondeurs de la question des armées permanentes, profondeurs dont les hommes d'Etat de notre temps ne semblent pas même se douter. Dire qu'ils sont, à cet égard, de plusieurs siècles en arrière sur Montesquieu, c'est ne rien avancer qui ne soit parfaitement exact, et, pour s'en convaincre, il suffit de relire le chapitre XVII de l'Esprit des lois, intitulé : De l'augmentation des troupes.

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La France réduira-t-elle son armée dans d'importantes proportions? La France continuera-t-elle d'avoir une armée dont la dépense dépasse un million par jour?

Telles sont les deux questions préalables à l'examen de toute discussion approfondie.

Admet-on la nécessité pour la France de l'entretien d'un effectif considérable? Alors il faut chercher un moyen d'utiliser l'armée, afin d'en al léger les charges: ce moyen, c'est de l'appliquer aux grands travaux d'utilité publique. Comment ? C'est ce qui fait l'objet du travail que nous avons cru devoir faire précéder par ces quelques mots d'avertissement.

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Est-on d'avis, au contraire, qu'il est préférable de n'avoir qu'une armée composée d'un très petit nombre d'hommes choisis, selon les préceptes de Végèce, avec le plus grand soin, et pour lequel le service militaire soit une carrière? Alors toute idée qui se propose de détourner l'armée du but exclusif de son institution devient une idée fausse qu'il faut écarter.

Après dix années de méditations sur les deux systèmes en présence, c'est à ce dernier système que l'auteur de ces considérations s'est définitivement rallié.

Toutefois, il lui a paru que l'adoption d'une opinion plus approfondie n'était pas une raison suffisante pour qu'il fit disparaître de ce livre un travail qui, n'eût-il que ce mérite, servirait encore à marquer le point d'où l'auteur est parti pour arriver aux convictions nouvelles qu'il s'est formées, convictions puisées dans un examen plus sérieux des questions dont l'avenir s'est réservé la solution. (Note servant de Préface à l'édition de septembre 1848.)

n'était l'exacte expression de son système d'alliances politiques; que le premier doit toujours être l'expression du second, que l'un et l'autre sont les deux fractions d'un tout; qu'elles s'enchaînent nécessairement et ne peuvent logiquement se séparer, car elles sont à la fois par rapport à elles-mêmes alternativement cause et effet;

Vous avez montré que le nombre n'était pas le principal élément de la force militaire, et que l'instruction des troupes réclamait de promptes réformes; que c'était commettre une erreur grave et se créer une illusion dangereuse que de donner le nom d'armée de réserve à des soldats en congé provisoire et à des conscrits laissés dans leurs foyers; qu'armer une multitude, ce n'était pas constituer une réserve; qu'il ne pouvait y avoir de réserve méritant ce nom que celle qui faisait partie de l'organisation régimentaire; qu'une armée enfin n'existait qu'à de certaines conditions que vous avez décrites, en ayant toujours soin de donner à vos opinions l'appui des autorités les plus imposantes et des faits les plus mémorables de l'histoire militaire de tous les peuples.

Vos convictions sont devenues les miennes, votre expérience m'a servi d'enseignement.

Parmi vos principaux préceptes, j'ai surtout retenu ceux-ci :

Un État qui prétend constituer sa puissance militaire doit

savoir:

D'abord nettement ce qu'il veut;

Ensuite exactement ce qu'il peut;

Enfin, historiquement, quels ont été dans le passé et, par déduction politique, quels doivent être dans l'avenir ses ennemis et ses alliés naturels.

Si un État se tient à cet égard dans l'ignorance, seulement dans le doute; s'il subordonne à des circonstances passagères, à d'inconstantes sympathies, d'invariables, d'incommutables intérêts, l'armée qu'il s'efforcera d'organiser n'aura jamais de base solide; tant que la raison de son chiffre et la nécessité de sa dépense ne seront pas suffi

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