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samment démontrées, elles seront de perpétuels sujets de discussion politique, de défiance civile, de mécontentement militaire.

Les proportions d'une armée ne sauraient être trop soigneusement étudiées, trop sévèrement observées, car c'est à propos d'elles surtout qu'on peut dire que la pesanteur s'allége par l'équilibre.

Proportionnellement trop considérables, ou numériquement trop faibles, les armées ont également pour conséquence de mettre l'ordre et la paix en question.

Trop considérables, elles éveillent la défiance, elles créent des coalitions puissantes ou ténébreuses; trop faibles, elles exposent au dédain, elles suscitent des agressions injustes ou téméraires.

Dans les États constitutionnels surtout, le chiffre de l'armée a une grande importance politique; car pour peu qu'il soit suspecté d'exagération, il rend aussitôt les partis plus ombrageux, plus insatiables de garanties légales, plus difficiles à gouverner; il a pour effet d'exposer l'armée à des débats parcimonieux qui la découragent, la blessent et l'indisposent contre les institutions et les formes représentatives.

La plus grande force d'une nation réside dans la confiance qu'elle s'inspire à elle-même et dans le respect qu'elle commande. Ce sont deux avantages qu'une bonne constitution de ses armées peut seule lui donner.

La constitution d'une armée est bonne: lorsqu'elle tire moins sa supériorité du grand nombre de soldats qui la composent que de la perfection de leur instruction sous le double rapport du développement des forces du corps et des facultés de l'esprit; lorsque le nombre des soldats est en juste proportion avec celui des officiers, que les premiers sont relativement nombreux, et les seconds suffisamment rétribués assez, pour qu'ils puissent attendre patiemment les effets de l'avancement; lorsque les lois de l'avancement ne sont jamais transgressées, et que le droit et la mortalité le règlent exclusivement; lorsque le grade et

l'emploi restent toujours inséparables; lorsque l'arbitraire et la faveur rencontrent pour invincibles obstacles un système et un code militaires se prêtant un mutuel appui; lorsque la durée du service est longue, que les contingents annuels sont faibles et les réengagements nombreux : lorsqu'à défaut de gloire à recueillir sur les champs de bataille, le sentiment du patriotisme et de l'honneur est constamment entretenu par l'émulation du savoir; lorsque, enfin, sans nuire au dedans à l'abondance du travail et au développement du crédit public, la force militaire élève au dehors à leur plus haute expression le crédit et la prépondérance politiques d'une nation, quand elle lui permet de tenir constamment un langage imposant, quand elle assure le succès de ses négociations diplomatiques, quand elle facilite la conclusion de traités avantageux à son commerce, quand enfin elle peut se dire, sans se faire illusion, que les forces dont disposent ses alliés lui appartiennent par la confiance qu'elle leur inspire.

L'organisation d'une armée est mauvaise : lorsque le pied de paix est destructeur du pied de guerre ; lorsque les cadres des officiers, sans proportion avec l'effectif des soldats, enlèvent au commandement l'étendue, l'action et le prestige qui lui sont nécessaires; lorsque, dans un état démocratique, il est arithmétiquement impossible à l'officier de subsister honorablement avec sa solde; lorsque enfin le principe sur lequel repose l'autorité militaire est une violation de l'esprit général des institutions du pays.

La loi peut imposer au citoyen qu'elle fait soldat des devoirs plus impérieux et plus nombreux, mais elle ne saurait prudemment lui en prescrire de contraires aux droits qu'il tient de la constitution politique. Le soldat et le citoyen français ne sont plus qu'un seul homme une discipline trop absolue qui voudrait en faire deux, en s'obstinant à mettre de côté le citoyen enrégimenté et à ne voir exclusivement en lui que le soldat passif, commettrait une faute grave; car, dans l'ordre des éventualités qu'elle doit prévoir, la guerre malheureusement ne vient plus qu'après la répres

sion de l'émeute et de l'insurrection. Sincèrement observée, une constitution politique ne permet, sous aucun prétexte, à aucune loi de se soustraire au plus conservateur des principes, à celui de l'homogénéité. Tout doit fléchir sous son empire, même la discipline militaire, qui ne saurait être la même dans un gouvernement représentatif et dans un État absolu.

Il importe essentiellement que le sort de l'armée soit. justement réglé pour qu'en temps de guerre sa prépondérance ne soit pas exagérée; pour qu'en temps de paix son utilité ne soit pas injustement contestée, imprudemment dépréciée; pour qu'enfin elle reste toujours fidèle au pouvoir et ne soit jamais hostile à l'ordre.

Chez un peuple régi par la forme représentative, c'est à la liberté surtout qu'il importe que jamais l'armée n'ait de justes motifs de plaintes, car son mécontentement pourrait être un poids considérable jeté dans la balance du pouvoir absolu si la royauté n'appartenait à la constitution que par un dévouement douteux.

Nul doute qu'une réorganisation de l'armée qui se proposerait pour but la réalisation de vos idées n'eût pour effet d'accroître considérablement la force militaire et d'en réduire notablement la dépense, sans blesser aucun droit fondé, sans exciter aucune réclamation légitime; car vous l'avez dit (1): « Toute réforme qui a pour double conséquence de profiter à l'État dans l'avenir et d'être préjudiciable dans le passé à des droits acquis ou à des intérêts privés respectables, ne peut ni ne doit jamais s'opérer qu'autant qu'elle fait au présent la part qui lui est due. Les révolutions seules méconnaissent les droits légitimes; les réformes véritables et durables ne s'accomplissent qu'à la condition de les respecter; elles ne sont jamais rétroactives. »

Dans votre système de réformes, l'économie qui résulte

(1) Observations sur la constitution des armées de terre de la France en 1835, par le lieutenant-général comte Alexandre de Girardin.

rait d'une juste réduction des cadres permettrait l'incorporation d'un plus grand nombre de soldats. C'est ce que vous avez clairement établi dans un tableau comparé qui commence par la suppression de 13 colonels et qui finit par une augmentation de 102,000 fantassins;

Un nouveau mode de casernement vous donnerait les moyens d'instruire plus rapidement vos recrues et moins incomplétement vos soldats;

. Une augmentation de la solde des officiers serait la base nouvelle que vous donneriez à la liquidation de leur pension.

De telles améliorations, accomplies avec l'esprit d'ordre, l'énergie de volonté et la rare persévérance dont vous êtes doué, auraient assurément une grande importance; mais je ne pense pas que leur accomplissement fût une raison de rejeter la prise en considération de l'idée que je viens soumettre au contrôle de votre expérience, si je parviens à vous démontrer qu'elle est théoriquement juste et pratiquement profitable.

L'application de l'armée aux grands travaux d'utilité publique, tel est le problème économique dont je me suis proposé la solution sans m'en dissimuler aucune des difficultés.

J'ai lu tout ce qui a été écrit à cet égard sans y trouver rien autre que des considérations générales plus ou moins bien exprimées.

Je sais que tous les essais entrepris de nos jours ont échoué. Je ne me suis point laissé abuser par les raisons qui ont été données pour pallier un insuccès que j'avais prévu.

J'ai la conviction profonde que, dans les termes où il a été posé, le problème est insoluble; il a pour obstacle invincible le principe même de notre loi de recrutement.

J'ai donc cherché à atteindre le but par une autre voie. Sans doute l'idée dont je me propose de vous entretenir ne peut encore être que très imparfaite, car pour l'étendre ou la rectifier en beaucoup de points, il m'a manqué des

connaissances spéciales; mais si elle est juste, peu importe qu'elle soit incomplète. Si le principe est vital, son développement et son triomphe ne sont pas douteux: il survivra aux jugements précipités qui le condamneront, il vaincra les résistances qui lui seront opposées; les obstacles le fortifieront, les objections le perfectionneront.

Je prévois que les critiques les plus sévères lui viendront de l'armée : c'est un fait reconnu que toutes les professions ont des traditions qu'elles n'abandonneraient jamais si elles n'y étaient pas contraintes par la concurrence; mais si l'armée n'est pas passible de ce genre de lutte, il est une autre obligation imposée au gouvernement : c'est celle de trouver sur le budget annuel de ses dépenses une économie de deux cents millions, qui, sans désorganiser aucun service public, lui donne les moyens de réaliser d'indispensables améliorations que je range dans l'ordre qui suit :

I. Une dotation annuelle de trente-deux millions environ est nécessaire à l'instruction élémentaire, qui, selon d'importantes considérations sociales et politiques que j'ai développées ailleurs (1), doit être générale et gratuite.

Cette dotation pourrait alors lui être accordée.

II. Le traitement du clergé est trop faible; son exiguïté l'oblige à se faire du casuel une ressource qui a le grave inconvénient, par ce temps où l'on compte plus exactement qu'on ne raisonne logiquement, où l'arithmétique l'emporte généralement sur la piété, d'affaiblir l'autorité religieuse et de déconsidérer le caractère ecclésiastique. S'il est vrai, comme je le crois, que la force immatérielle soit la seule qu'on puisse opposer victorieusement au principe démocratique lorsqu'il a prévalu, qu'elle seule peut le contenir et le diriger, un prêtre et un instituteur éclairés et considérés importent plus au maintien de l'ordre moral et matériel que quelques soldats désœuvrés.

Le clergé recevrait donc une augmentation de traitement. III. La solde des officiers est insuffisante. Le sous-officier

(1) De l'instruction publique en France.

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