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sont pas faits avec assez de soin et de discernement; le choix des recrues n'est pas bon. Permettez-moi de vous adresser la question de savoir s'il peut être meilleur eu égard au régime des appels, au chiffre des contingents, à l'abus des remplacements et enfin à l'aversion générale qu'inspire le service militaire? Il me paraît qu'avec le mode que je propose, mode dont la base, ainsi que je l'ai déjà dit, serait un tableau de répartition des professions, fixant le nombre d'hommes qui devraient être acceptés dans chacune d'elles, le choix des recrues deviendrait à la fois infiniment plus facile et plus sûr. Je dois ajouter qu'ici je raisonne toujours dans la profonde conviction où je suis. qu'avec ce mode l'affluence des demandes d'engagements serait telle que le gouvernement, pour s'en préserver, serait contraint de rendre graduellement plus sévères les conditions d'admission.

Ce n'est pas légèrement que j'ai fixé l'âge de seize ans et déterminé la durée des engagements. Dix années m'ont paru nécessaires pour que l'instruction du soldat pût porter tous ses fruits, sans être pour l'officier un sujet de fatigue et de dégoût.

Si je n'ai pas insisté plus longuement sur ce point que, chaque régiment de l'armée de réserve étant ainsi transformé en atelier et en école professionnelle, l'enseignement théorique serait joint à l'instruction pratique, c'est qu'il m'a paru que cela serait superflu. Le temps que consacreraient les soldats à suivre les cours élémentaires et gradués qui leur seraient faits par leurs chefs ne serait donc pas perdu pour le travail.

Les ouvriers-soldats, réalisant chacun les théories de l'officier-professeur ou s'expliquant les pratiques par la théorie, comprendraient ou exécuteraient mieux les travaux; cette double action, ce double mode, se complétant l'un par l'autre, formeraient l'un des meilleurs systèmes d'instruction qui se puissent concevoir.

La civilisation, je le crois, recevrait de ce seul fait une impulsion prodigieuse; la moralité, non-seulement de l'ar

mée, mais de la nation tout entière, s'en ressentirait. Bien des hommes qu'aujourd'hui des ambitions présomptueuses et des appétits désordonnés, la misère et l'ignorance précipitent dans la voie du crime, trouveraient enfin une carrière ouverte; l'armée leur donnerait l'habitude du travail et de l'épargne, elle leur ouvrirait l'accès à l'instruction.

L'armée, en temps de paix, deviendrait alors une grande institution de prévoyance; le grade et l'emploi de l'officier, ainsi rendus plus utiles et plus glorieux, satisferaient pleinement son imagination, quelque active qu'elle pût être.

On verrait diminuer le nombre des suicides.

La société aurait enfin ce qui lui manque : un refuge pour tous les jeunes gens que la vanité a fourvoyés et que la misère et l'oisiveté accablent.

Peut-être même encore découvrirait-on là plus tard un germe de transformation à donner aux institutions péni-tentiaires!

Il pourrait y avoir tels délits auxquels il ne serait assigné d'autre peine que l'incorporation du délinquant dans certaines compagnies disciplinaires, à qui seraient dévolues les fonctions les plus pénibles du service. Alors les condamnés ne seraient plus, comme aujourd'hui, à la charge de l'État; ils subviendraient eux-mêmes à leurs dépenses par leur travail. Mais c'est là une idée que je me réserve d'approfondir.

Je termine par une dernière considération : c'est que l'État commençant par prélever les frais de nourriture, d'habillement et d'entretien des troupes sur les produits de leurs travaux, aucune atteinte ne serait portée ni à la liberté du travail ni à l'égalité de la concurrence. C'est là un point essentiel qui a été omis dans les expériences qui ont été ordonnées par M. le maréchal Soult, et qui est entièrement méconnu dans les maisons de détention, où le travail se vend à vil prix à des entrepreneurs sans conscience et sans pitié.

Non, il est impossible que sur une journée de travail l'avantage de la discipline n'équivale pas au temps réclamé

par quelques exercices militaires. Toute la question se réduit là.

Montecuculli a dit : « Quand les armées sont florissantes, les arts, le commerce, tout l'État, fleurissent à la fois sous leur ombre; mais dès qu'elles viennent à LANGUir, il n'y a plus ni gloire, ni valeur, ni sûreté. »

Or, n'est-il pas vrai qu'en France l'armée LANGUIT?

Trois cent mille hommes souffrent de la pensée qu'ils n'ont rien à faire et qu'ils sont à charge à l'État; ils souffrent de n'être pas assez payés, ils souffrent de coûter trop; leur désœuvrement les accable; leur inutilité les humilie; leur orgueil s'irrite contre la paix, et leur patriotisme n'ose souhaiter la guerre! Qu'on utilise donc l'armée, elle ne LANGUIRA plus.

IV.

7 novembre 1846.

Oui, en effet, j'ai publié il y a huit ans, en 1838, un écrit intitulé De l'application de l'armée aux grands travaux d'utilité publique; mais, depuis que cet écrit a paru, j'ai réfléchi et je me suis éclairé. La méditation, l'observation et la discussion m'ont conduit à l'adoption de conclusions nouvelles.

Comme il y a huit ans, je pense que la paix armée est une aggravation du système des armées permanentes; comme il y a huit ans, je pense que cette exagération exige impérieusement une réforme, non-seulement en France, mais encore en Europe; comme il y a huit ans, je pense, d'accord avec Montesquieu, que la puissance relative des nations ne s'accroît pas en raison des sacrifices qu'elles s'imposent pour élever à l'envi les unes des autres le chiffre de leurs armées respectives; comme il y a huit ans, je pense que le désarmement européen serait une grande mesure que réclament l'intérêt de tous les gouvernements, celui de tous les peuples, celui de la civilisation, de l'ordre et de la

paix, celui même de la conservation du principe monarchique; comme il y a huit ans, je pense que le désarmement est une mesure dont l'initiative serait glorieuse sans être périlleuse; enfin, comme il y a huit ans, je pense que la nation qui, la première, donnera l'exemple du désarmement imposera par ce seul fait aux autres États, dans leur propre intérêt, l'obligation de l'imiter, car tous les peuples sans exception se composent de contribuables. Quant à l'abus des armées permanentes, quant au mal qu'elles font, quant aux perturbations qu'elles causent et dont on ne se rend pas assez compte, je n'ai donc rien à retrancher de ce que j'ai écrit ; mais une étude plus approfondie de la question m'a convaincu que chercher le remède à cet excès dans l'application de l'armée aux grands travaux publics, c'était s'égarer, c'était prendre pour arriver au but la voie la plus longue et la moins sûre. D'accord avec des officiers généraux d'une expérience consommée (1), je pense aujourd'hui que le problème politique et financier de la réforme des armées permanentes doit être posé dans les termes suivants :

Étant données pour la France et la nécessité de se maintenir au rang qui lui appartient parmi les grandes puissances, et la nécessité de mettre l'ordre et les institutions à l'abri de toute atteinte, chercher les conditions d'existence d'une armée qui soit à la fois la plus faible et la plus forte; la plus faible sous le rapport du nombre des hommes enrégimentés, la plus forte sous le rapport de l'instruction des troupes, de l'organisation des corps, et de la proportion des armes; en d'autres termes, trouver dans la qualité ajoutée l'équivalent au moins de la quantité retranchée.

La question ainsi posée, celle de l'emploi de l'armée aux

(1) Avant 1830, une commission composée de MM. le général comte Alexandre de Girardin, président; le général Desprez, le général Valaze, le général d'Hautpoul, l'intendant militaire Denniée, le colonel du génie d'Errard, le baron de la Reinty, et M. Houel, déclarèrent à l'unanimité, après six mois d'études approfondies:

1 Que l'application constante des troupes aux travaux salariés serait destructive de l'esprit militaire;

2° Qu'il serait utile que les soldats pussent être exercés à des travaux de terrassement, comme complément à leur instruction militaire.

travaux publics disparaît et perd toute importance, car on n'a plus devant soi qu'une armée peu nombreuse, ne coûtant strictement que ce qu'elle doit coûter, faible par le nombre, mais forte par le choix, enfin, une véritable armée d'élite.

Les proportions d'une armée ne sauraient être trop soigneusement étudiées, trop sévèrement observées, car c'est à propos d'elles surtout qu'on peut dire que la pesanteur s'allége par l'équilibre.

Trop considérables ou trop faibles, les armées ont également pour conséquence de mettre l'ordre et la paix en question.

Trop considérables, elles éveillent la défiance, elles créent des coalitions puissantes ou ténébreuses; trop faibles, elles exposent au dédain, elles suscitent des agressions injustes ou téméraires.

Dans les États constitutionnels surtout, le chiffre de l'armée a une grande importance politique; car, pour peu qu'il soit suspecté d'exagération, il rend aussitôt les partis plus ombrageux, plus insatiables de garanties légales, plus difficiles à gouverner; il a pour effet d'exposer l'armée à des débats parcimonieux qui la découragent, la blessent et l'indisposent contre les institutions et les formes représentatives.

La plus grande force d'une nation réside dans la confiance qu'elle s'inspire à elle-même et dans le respect qu'elle commande. Ce sont deux avantages qu'une bonne constitution de ses armées peut seule lui donner.

La constitution d'une armée est bonne : - lorsqu'elle tire moins sa supériorité du grand nombre de soldats qui la composent que de la perfection de leur instruction, sous le double rapport du développement des forces du corps et des facultés de l'esprit; lorsque le nombre des soldats est en juste proportion avec celui des officiers, et que les premiers sont relativement nombreux et les seconds suffisamment rétribués assez pour qu'ils puissent attendre patiemment les effets de l'avancement; lorsque les lois de l'avancement ne

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