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préjugés et réformer bon nombre de nos habitudes; il faudrait surtout renoncer à satisfaire les prétentions d'une multitude de localités qui veu lent avoir des garnisons, ce qui morcelle l'armée de la manière la plus déplorable pour son instruction, pour sa discipline, pour son esprit militaire, et aussi pour la sécurité publique.

» Je ne fais ici, monsieur, qu'effleurer la question. J'aurai probablement l'occasion de la développer à la tribune; je ne la laisserai pas échapper, parce que je suis très convaincu qu'il y a là pour le pays et pour l'armée une grande source d'améliorations. Je ne veux cependant pas terminer cette lettre sans vous dire que ce n'était pas seulement une néces sité absolue qui nous a fait employer l'armée d'Afrique aux travaux d'utilité publique, mais aussi parce qu'il était parfaitement démontré qu'il y avait économie de plus des trois quarts quand on mettait les soldats à la tâche. L'économie ne serait pas aussi grande en France, parce que la main d'œuvre civile n'y est pas aussi chère qu'en Afrique, mais on économiserait au moins moitié.

» On répétera que si l'armée exécute les grands travaux d'utilité publique, elle privera de travail les ouvriers ordinaires. Cette objection n'a rien de réel. En supposant qu'on employât aux travaux généraux 100,000 hommes, après avoir pourvu largement aux garnisons des grandes villes, que serait-ce en comparaison des millions d'ouvriers qu'emploie la France? Il y a du travail pour tout le monde, et l'agriculture seule employerait fructueusement une fois plus d'ouvriers qu'elle n'en a. Les routes départementales, les chemins de grande vicinalité, qui restent inachevés à défaut de ressources pécuniaires, pourraient être exécutés par l'armée avec grand bénéfice pour les départements.

>> Une haute considération de force, de dignité nationale, fera adopter tôt ou tard, en France, la longue pratique d'Afrique; on ne disputera plus sur le chiffre de l'armée quand on saura concilier son utilité industrielle avec sa discipline, son instruction et son esprit militaire.

» Quoique je n'aie nullement l'intention d'engager une polémique avec l'auteur de l'article qui a provoqué cette réponse seulement esquissée, je vous prie de vouloir bien insérer ma lettre dans votre plus prochain numéro. Il importe de ne pas laisser sans aucune réponse l'assertion que la question du travail de l'armée est définitivement abandonnée.

» Recevez, etc.

MARECHAL DUC D'ISLY.

Quelque autorité qui s'attache aux opinions militaires de M. le maréchal Bugeaud, nous n'en persistons pas moins à penser que si, au lieu de se placer au point de vue de la guerre, on se place au point de vue de l'ordre, il vaut infiniment mieux réduire l'armée, en lui donnant une durée de service beaucoup plus longue, que de l'appliquer à certains grands travaux publics.

1843.

POURQUOI UNE ARMÉE SI CONSIDÉRABLE ?

"Que sert de tenir sur les champs tant de gens d'armes? Ils ne savent que ruiner et détruire mon royaume! Il faut à chaque combattant dix chevaux pour son bagage et son fretin de pages, de femmes et de valets; toute cette coquinaille n'est bonne qu'à manger le pauvre monde.

"CHARLES VII. 1440. "

HENRI MARTIN. Histoire de France.

"Il se vérifiera, si toutes circonstances sont bien examinées en destail et par le menu, que ce corps (les personnes de profession militaire), tant plain d'esclat, de gloire, de splendeur et de haultaines jactances, deviendrait non seulement inutile, mais dangereux à l'Estat, s'il se trouvoit une fois destitué des aydes, secours et assistances qu'il tire des marchands, artisans, pasteurs et laboureurs.... et partant peut-on fort bien conclure qu'un Estat souverain se passeroit mieux, pour les chevances et commoditez de la vie humaine, de gens d'église, nobles, officiers de justice et financiers, que de marchands, artisans, pasteurs et laboureurs. »

CECONOMIES DE SULLY, collection Petitol, t. ix, ch. 8.

A M. de Lamartine.

22 novembre 1843.

Quelle est la puissance, quel est le souverain qui nous menace ? Quelle agression avons-nous à redouter qui puisse s'exercer injustement contre nous, sans armer aussitôt tous les peuples et les ranger de notre côté? Quelle agression pouvons-nous commettre déloyalement sans reformer

XII.

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immédiatement la coalition de l'Europe contre nous? L'entretien de notre armée nous aura coûté, de 1829 à 1844, la somme énorme de 5,310,500,000 fr., soit en moyenne par année 331,875,000 fr. Or, si la moitié de cette somme seulement avait été employée en travaux utiles, croit-on qu'aujourd'hui la France ne serait pas plus forte, plus riche, plus puissante, plus respectée?

Pourquoi une marine prématurée ? Ignorons-nous donc que la plupart des vaisseaux sortis des chantiers de la France, capturés par l'Angleterre, sont allés grossir ses flottes? Oui, nous devons avoir une marine; oui, la France doit reprendre l'œuvre de Colbert, mais elle ne doit pas le faire inconsidérément, isolément, elle ne doit s'imposer cette dépense qu'en vue d'un système arrêté qui soit l'affranchissement des mers par l'union commerciale de tous les peuples du continent.

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Pourquoi l'Angleterre est-elle une grande puissance ? C'est qu'elle poursuit sans s'arrêter toujours la même pensée des débouchés pour son industrie, des débouchés et encore des débouchés, et ces débouchés qu'elle sait se faire ouvrir de toutes parts sont ce qui lui assure l'empire des mers. Les nécessités de son industrie font tout le secret de sa politique. Il n'en est pas de plus simple. Ses hommes d'État ne peuvent s'égarer. La boussole est pour eux un guide non moins sûr que pour ses vaisseaux.

Pourquoi la Russie est-elle une grande puissance? C'est qu'elle aussi poursuit sans s'arrêter, depuis Pierre le Grand, la même pensée : l'occupation de Constantinople, qui lui vaudrait les bouches du Danube, le détroit des Dardanelles, l'Adriatique et la Méditerranée, et le transport facile, par ses propres navires, des matières premières que son sol produit avec abondance. Sa politique a devant elle une route toute tracée, route large et droite qu'elle n'a qu'à suivre, et sur laquelle il n'existe qu'un danger dont elle sait habilement se préserver : la précipitation.

Pourquoi la France, après avoir fait trembler le monde entier, n'est-elle plus que le premier des États secondaires

de l'Europe? C'est que présentement, répétons-le souvent, elle n'a pas de but déterminé, pas d'utile emploi de ses forces; c'est que le rôle qu'elle remplit est purement passif; elle est ce que sont ces fractions de poids qui servent à tenir en équilibre les deux plateaux d'une balance.

Vous voudriez qu'elle fût : « Une nation grande et fière, » donnant la paix au monde, et ne la subissant pas. » Si la paix avait cessé de régner, je comprendrais la grandeur d'une telle mission; mais quand le monde est en possession de la paix, quand aucune puissance n'ose ou ne veut la troubler, il n'est pas plus possible à la France de donner la paix qu'il n'est vrai de dire qu'elle la subit.

Qu'a donc à faire la France pour sortir de cet état de vague abaissement, de malaise indéfinissable dont elle souffre et s'irrite, semblable à ces malaises dont le siége est partout et nulle part?

Doit-elle déchirer les traités de 1815, afin de rentrer dans les limites dont ces traités l'ont dépouillée ? Mais, alors, ce serait la guerre et non la paix que la France donnerait au monde; or, s'il est un fait qui honore la révolution de 1830 et le régime nouveau, qui leur assure une place à part dans l'histoire, c'est précisément d'avoir su s'élever tout de suite au-dessus des ressentiments les plus légitimes et des préjugés les moins faux; c'est d'avoir pressenti que les questions de territoire ne seraient plus désormais que des questions secondaires, qui passeraient après les questions de liberté, de crédit, de richesse, d'industrie et de commerce; c'est d'avoir pressenti que les montagnes, frontières naturelles, s'abaisseraient pour livrer passage aux chemins de fer, et qu'un jour tels chemins de fer, disputant aux fleuves leur empire, changeraient peut-être tous les rapports des peuples et l'assiette de la politique.

Si la Révolution de 1830 et le régime qu'elle a fondé encourent un reproche, ce ne sera pas d'avoir pris une autre voie que celle qui conduisit Napoléon à la porte de toutes les capitales du monde, ce sera plutôt de n'être pas entré avec confiance dans la route nouvelle qu'elle se frayait, de

s'être trop fréquemment détournée pour regarder en arrière, d'avoir trop sacrifié à la crainte de la guerre, quand le meilleur moyen de s'y préparer était encore de se hâter de rendre la paix féconde et glorieuse, en ne la privant d'aucune de ses ressources.

Cela admis, par la force même des choses, que la France doit se résigner à attendre patiemment du temps la réparation de ses désastres, et un partage de l'Europe moins arbitraire et plus conforme aux intérêts des divers États dont celle-ci se compose, que ferait donc l'opposition de plus et de mieux que le gouvernement ?-Elle parlerait un langage plus ferme, elle prendrait une attitude moins modeste. Mais avons-nous donc oublié déjà la fameuse note du 8 octobre 1840 et l'impuissance du ministère du 1er mars?

Nous perdons trop facilement de vue que l'Europe continentale dispose de forces considérables qui s'unissent d'autant plus étroitement qu'il surgit une circonstance où il nous importerait davantage de les diviser. Tous les efforts de M. Thiers, en 1840, pour détacher le seul roi de Wurtemberg de la Confédération germanique ont été vains! Il y a des illusions avec lesquelles la France ne doit pas se bercer; de ce nombre est l'espoir de semer la discorde et la rivalité au sein d'États dont toutes les villes et tous les champs de bataille portent les traces ineffaçables du passage de Napoléon.

Prendre une attitude altière et parler un langage menaçant, hors les cas de guerre irrévocable ou de défense désespérée, ne furent jamais les voies d'une bonne politique; si l'on est le plus fort, cela est superflu; si l'on est le plus faible, cela est téméraire; donner un tel conseil à la France, c'est la placer entre sa perte ou sa honte; aussi, est-ce autrement que je comprends le rôle que lui ont fait vingt-cinq années de paix.

La France, dans mon opinion, doit sincèrement renoncer à toute pensée d'agrandissement territorial par une guerre dont elle prendrait l'initiative; ce qu'elle doit chercher, c'est à exercer, dans un autre ordre d'idées également pa

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