Page images
PDF
EPUB

cifiques, une influence analogue à celle que la Prusse a acquise par la formation du zollverein; la France, désaltérée de la soif des conquêtes, a les mêmes intérêts que l'Europe continentale; elle possède une grande étendue de côtes, d'excellents ports; elle a prouvé qu'elle pouvait avoir une marine redoutable et d'illustres marins. Il existe une confédération qui unit entre eux trente États; c'est la Confédération germanique. Pourquoi cette confédération ne s'étendrait-elle pas à la Russie et à la France? Pourquoi ne se formerait-il pas une grande confédération continentale, une nouvelle diète fédérative dont l'objet principal serait d'assurer la liberté des mers, dont l'objet subsidiaire serait de régler les graves difficultés de gouvernement nées ou à naître de l'abus des armées permanentes, signalé déjà par Montesquieu (1), de l'élévation constante du chiffre de l'impôt, de l'accroissement général de la population, de la progression du paupérisme, de la multiplicité des voies de transport et de communication considérées dans leurs rapports avec l'institution des douanes ?

Créer l'intérêt continental, créer la solidarité maritime; aller au-devant de l'avenir commercial du monde industriel, changer ainsi de face la politique européenne, la politique de la paix armée; éteindre les défiances et les inquiétudes léguées au présent par la révolution et l'empire; transporter de la terre sur l'Océan les grandes rivalités; élever les questions, les simplifier; arriver partout avec l'esprit de paix et de réconciliation; voilà le rôle auquel il suffirait que la France prétendit pour se relever dans sa propre estime, et gagner sans réserve la confiance de tous les peuples blessés par la suprématie industrielle et maritime de la Grande-Bretagne.

Dans ce système, dont l'opposition, qui se récrie sans cesse contre l'énormité des budgets et le poids des impôts, aurait dû s'emparer, ne fût-ce qu'en raison de l'avantage

(1) DE L'AUGMENTATION DES TROUPES. Chapitre XVII, DE L'ESPRIT

DES LOIS.

qu'il lui donnait sur le gouvernement; dans ce système, l'organisation d'une réserve armée que vous demandez n'est pas un moindre anachronisme que la construction des fortifications nouvelles, contre lesquelles vous avez toujours protesté.

Les fortifications de Paris ont été votées et construites; on ne les démolira pas; s'opposer à tout ce qui serait de nature à en aggraver le danger à l'intérieur est désormais le seul effort qu'il soit raisonnable de tenter. J'aurais préféré assurément que l'argent qui a été employé à creuser des fossés et à élever des remparts eût servi à achever le Louvre et à embellir encore Paris, afin que Paris se protégeât par ses merveilles mêmes et devint la capitale des chemins de fer. Cette pensée eût été, je crois, plus juste et plus grande, plus conforme à l'esprit de la politique inaugurée en 1830, plus conforme à l'avenir des sociétés; mais, contre un vote des deux Chambres exprimé en toute liberté, que faire, sinon de s'y soumettre pour donner l'exemple de la raison individuelle s'humiliant sous le respect de la loi !

Je passe donc rapidement sur ce fait, sans exemple dans l'histoire, de la fortification d'une ville renfermant dans ses murs une population d'un million de bouches, pour m'arrêter un instant à votre idée de réserve armée.

« Réserve armée » est une expression qui s'est introduite dans le vocabulaire politique, et qui a été trop complaisamment adoptée par ceux-là mêmes qui auraient dû la proscrire; c'est une chimère échappée des commissions du budget, et que poursuit en vain depuis longtemps la parcimonie des Chambres ! J'ai lu avec attention les divers projets de loi de recrutement, j'ai étudié avec soin tous les systèmes de réserve, et je me suis convaincu que tous ces systèmes étaient mensongers, qu'aucun ne résisterait à la première épreuve du premier coup de canon. Tous ne sont qu'une seule et même manière d'organiser une armée sur le papier et de la désorganiser sur le terrain, de tromper le pays sur ses véritables forces, de le bercer dans ses illusions, de le flatter dans ses préjugés. La Chambre des députés, dans

sa session prochaine, aura à discuter le projet de recrutement sur lequel M. Vivien a déjà déposé son rapport. Oh! ce serait à un orateur tel que vous qu'il appartiendrait de traduire à la tribune ces mots de pied de paix et de pied de guerre, et de montrer à quel point ils sont vides de sens et pleins de dangers! Peuple et armée sont deux mots qui représentent deux forces, pied de paix et pied de guerre sont deux mots qui ne signifient rien s'ils ne signifient mauvaise armée en temps de paix, détestable armée en temps de guerre. Faire passer une armée du pied de guerre au pied de paix est une économie de la nature de celle qui consisterait à mettre à la diète un ouvrier en bonne santé, ayant besoin de la plénitude de ses forces. Serait-ce là de l'économie? Tous les efforts qu'on tentera pour organiser sérieusement une « réserve » armée » seront vains; armer la multitude, ce ne fut, ce ne sera jamais constituer une armée. Les armées les plus nombreuses sont loin d'être les plus fortes; ce sont les plus difficiles à faire mouvoir, et celles qui exigent le plus impérieusement d'avoir pour chefs de grands capitaines : ce sont donc les moins sûres. Ayons une armée qui soit réellement une armée, dont le chiffre soit sincère, qui, en temps de paix, affermisse l'ordre et ouvre une carrière à ceux qui naissent avec une vocation militaire; qui, en cas de guerre, ne fasse marcher que des hommes bien choisis, bien intruits et bien disciplinés, bien nourris, bien armés et bien payés, robustes et résolus, ne redoutant pas plus la fatigue que le danger. On a vu souvent mille soldats aguerris en valoir dix mille qui ne l'étaient pas; cependant ceux-ci avaient coûté, en armes, en munitions de guerre, en habillement, en chaussure, en nourriture, en entretien, dix fois plus que ceux-là, indépendamment du surcroît de frais d'hôpitaux et de l'inconvénient de ralentir les marches. Méditez cette observation puisée dans l'expérience de militaires consommés, et vous y trouverez deux choses : l'organisation économique d'une armée invincible et la condamnation de ces réserves illusoires « donnant à la nation, sans

>> rien coûter au budget, une force sédentaire et mobili»sable debout au premier coup de canon. »

Je me résume :

Pour que la France, selon votre expression, «< connaisse » enfin ses alliés et ses ennemis,» il faut qu'elle se propose un but, il faut qu'elle choisisse un système, il faut enfin qu'elle opte entre le Continent ou l'Angleterre, entre la politique du passé ou la politique de l'avenir, entre la politique de la guerre ou la politique de la paix, et, selon qu'elle aura fait son choix, qu'elle y subordonne toutes ses pensées et règle en conséquence l'ordre successif de tous ses travaux, même des plus utiles.

Exemple, deux choses essentielles manquent à la France : Des chevaux pour entretenir sa cavalerie;

Des matelots pour recruter sa marine.

Alliée de l'Angleterre, il faut à la France des chevaux; elle ne saurait donc s'occuper avec trop de soin d'améliorer ses chemins vicinaux, ses routes et son roulage, de telle sorte qu'en cas de guerre, elle ne soit plus réduite à donner à l'Europe le spectacle qu'elle lui a offert en 1840, d'un grand peuple allant demander à ses ennemis, avec l'intention avouée de leur faire la guerre au printemps, de vouloir bien lui vendre des chevaux pour improviser cavalerie et artillerie! Pas de chevaux sans de bonnes voies de communication et sans une agriculture perfectionnée; pas d'agriculture perfectionnée sans une réforme de notre régime hypothécaire et sans une impulsion plus vive donnée à l'instruction primaire, etc., etc.

Alliée du Continent, il faut à la France des matelots; sa sollicitude doit donc surtout se porter sur les moyens ou d'en former ou de s'en passer. Les moyens de former des matelots sont d'avoir une marine marchande considérable; pas de marine marchande considérable sans commerce étendu; pas de commerce étendu sans industrie puissante; pas d'industrie puissante, si elle n'a pas le combustible et le fer à bon marché; pas de combustible et de fer à bon marché sans système parfait de voies de communication et

de transport; pas de système parfait de voies de communication et de transport, au moins de longtemps, sans réductions considérables opérées sur un effectif militaire qui absorbe le quart du budget, énerve le pays et enlève au contribuable, en pure perte, le plus net de son revenu, etc., etc. (1). Le moyen de se passer de matelots serait de faire pour la navigation à vapeur, à laquelle il reste encore de grands progrès à accomplir, de difficiles problèmes à résoudre, ce que fit Napoléon pour la fabrication du sucre de betterave; ce serait de stimuler le génie de l'homme par l'appât d'une récompense nationale très considérable. Tout progrès qui simplifiera la navigation à vapeur sera un pas en avant que feront la France et le Continent vers la liberté des mers, et un pas en arrière que fera la Grande-Bretagne. Cela vaut la peine qu'on y songe.

Voici comment tout s'enchaîne; voici comment souvent, à son insu, un peuple grandit ou décline!

Le crédit de la France va de pair avec celui de l'Angleterre. Ses hommes d'État ne sont pas supérieurs aux nôtres. Nos orateurs sont au moins égaux aux siens.

Nul peuple n'a une réputation de bravoure plus méritée et mieux établie que le peuple français; ses hommes de guerre ont été les premiers de l'Europe.

Que manque-t-il donc à la France, si admirablement partagée par la nature, elle qui compte dans son histoire les trois règnes de Charlemagne, de Louis XIV et de Napoléon, les plus grands capitaines et les plus illustres marins, les écrivains les plus éminents et les savants les plus célèbres, elle qui a pu payer sans peine des indemnités s'élevant à plusieurs milliards, elle qui acquitte chaque année, sans résistance, quinze cents millions d'impôts; que lui manque-t-il donc pour être, en temps de paix, ce qu'elle fut en temps de guerre ?-Il lui manque un peu de logique.

(1) L'Assemblée constituante avait fixé l'effectif de l'armée à 150,000 hommes, en temps de paix.

Sous la République, en l'an VI, la dépense du budget de la guerre ne figure que pour 95 millions.

« PreviousContinue »