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cependant c'est moi qui propose de l'abolir, non, il est vrai, par une mesure qui ferait violence à « l'état de nos mœurs, à l'intérêt du pays, mais en substituant aux engagements à prix d'argent, contractés au moyen de l'intervention des compagnies de remplacement, les engagements volontaires honorablement rénumérés et suffisamment encouragés. Toute la question est là : rémunérer, encourager ces engagements dans la mesure nécessaire pour qu'ils ne fassent pas défaut. En tout cas, la ressource des appels resterait toujours, comme dans le système de la loi de 1818.

Non, de ma part, il ne s'agit pas de rétablir le raccolage, comme vous voudriez le faire croire; il s'agit de donner à l'armée une constitution qui fasse de la carrière des armes une véritable et honorable profession. Est-ce là ce que tenta la Restauration, dont vous invoquez à tort le souvenir? De votre propre aveu, elle n'eut qu'un but, et elle l'atteignit ce fut de créer des régiments privilégiés. Or, ce n'est pas là ce que je propose.

Quant à cette objection tirée de la nécessité et de l'impossibilité tout à la fois de rétablir, comme conséquence du système des engagements volontaires, une discipline dont le souvenir révolte nos idées, la preuve que cette objection n'est pas sérieuse, c'est qu'il n'y a pas dans l'armée française deux disciplines: l'une à l'usage des appelés, l'autre à l'usage des remplaçants; c'est qu'il n'y a pas deux catégories de soldats, l'une soumise au châtiment du fouet, l'autre privilégiée, n'ayant pas à craindre la peine de la flagellation. En Russie, est-ce que le service n'y est pas obligatoire, et cela empêche-t-il le knout d'y être en vigueur? Or, de ce que la peine du knout est en usage dans l'armée russe, que penserait le Moniteur de l'Armée, si j'en faisais, à mon tour, une objection contre le service obligatoire? Voilà cependant à quelles misérables représailles on s'expose quand on est si peu sûr de la bonté de sa cause, qu'on ne se montre pas plus scrupuleux sur l'emploi des arguments destinés à la défendre.

Le Moniteur de l'Armée croit avoir trouvé un argument

victorieux dans le chiffre des engagements volontaires, qui, d'après le dernier compte rendu au roi par le département de la guerre, n'a été, en 1844, que de 5,855 soldats, dont il y aurait moitié à déduire, parce qu'ils se seraient engagés bien moins par vocation que pour devancer les appels de la classe. Cet argument se perd dans le vide, car il est emprunté à un ordre de choses que je suis loin de soutenir, puisque je propose de le changer. Si j'étais étonné d'une chose, ce serait plutôt que l'armée étant ce qu'elle est, le nombre des engagements volontaires soit encore aussi considérable.

A l'occasion de ces engagements, le Moniteur de l'Armée cite le dernier rapport officiel sur l'administration de la justice militaire, qui établit qu'il y a eu en 1843 :

Parmi les appelés, 1 prévenu sur 103, et 1 condamné sur 148;

Parmi les remplaçants, 1 prévenu sur 51, et 1 condamné sur 68;

Parmi les engagés, 1 prévenu sur 27, et 1 condamné sur 35.

Quiconque, doué de quelque sagacité et de quelque élévation dans l'esprit, a fait de la statistique une étude un peu approfondie, sait quel degré de confiance il est prudent de lui accorder (1). Pour une fois qu'elle vous guide sûrement, elle vous égare mille fois. Que prouvent les chiffres mis en avant par le Moniteur de l'Armée, et

(1) La science statistique qu'on applique à tout aujourd'hui, et qui n'est point exempte d'erreurs pour les appréciations morales, a étalé sous vos yeux des chiffres affligeants pour la moralité des remplaçants; elle additionne les méfaits de quelques-uns; mais la statistique n'a pas de colonne pour le dévouement de la famille, pour l'abnégation de soi-même; les tableaux de la statistique ne savent point enregistrer et n'admettent point en ligne de compte toutes ces misères poignantes qui font qu'un fils vend son corps pour en nourrir des parents infirmes.

Cessons donc d'attribuer à tous les remplaçants les torts de quelques

uns...

Je l'affirme devant vous, il n'y a rien d'habituel ni de permanent dans ce que les mœurs des remplaçants ont de pernicieux et de blâmable; le plus ordinairement, leur inconduite dure tout juste autant que leur argent... (Chambre des pairs. Séance du 8 juin 1844.)

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que je viens de reproduire? Ils prouvent seulement que l'état militaire, à peu d'exceptions près, n'est pour ceux qui s'engagent qu'un refuge, un expédient, une ressource extrême, dans un temps où l'accès de toutes les professions est si obstrué, si difficile! En général, on ne s'engage plus parce qu'on a pour l'état militaire une vocation prononcée, parce qu'on y voit devant soi une carrière honorable et sûre; on s'engage parce qu'on ne sait que faire, parce qu'on désespère de soi-même, parce qu'on ne se sent propre à rien qu'à mener la vie de garnison, vie qui n'exige aucun effort d'intelligence, et qui laisse au désœuvrement une large part. S'étonner, après cela, qu'il y ait plus de prévenus et de condamnés parmi les engagés que parmi les appelés, c'est prouver seulement qu'on ignore le chemin par lequel on remonte des effets aux causes, et que la même chose n'est pas de savoir aligner des chiffres et de savoir les interroger.

Dans aucune des parties de sa discussion, le Moniteur de l'Armée ne se montre plus fort. Si l'indépendance de la France ne devait pas être mieux défendue par nos soldats que ne l'est par lui la constitution de nos armées de terre, il faudrait trembler pour la sécurité de notre territoire.

J'avais posé à la feuille officielle qui avait ironiquement menacé la France d'une déclaration de guerre de la couronne de Monaco, en cas de réduction de notre effectif, la question suivante :

<< Est-ce que sérieusement l'on peut dire que la GrandeBretagne, qui n'a qu'une armée soldée extrêmement faible et peu coûteuse, uniquement recrutée par des enrôlements volontaires, est impuissante à défendre son indépendance au dehors, l'ordre et la paix dans l'intérieur? »

Voici sa réponse :

« Vous pensez que ce qui suffit à l'Angleterre pour défendre chez elle l'ordre et les lois suffirait aussi à la France. Cette opinion est contraire, vous le savez bien, à toutes les notions acquises sur les mœurs publiques et sur les instincts politiques des deux peuples. Il suffit de la présence de quelques constables pour dissiper les immenses meetings dont vous parlez. Un rassemblement de cent mille hommes, à Petersfield, ne pro

duisit qu'une crise commerciale; oseriez-vous dire qu'il n'eût pas été en France un danger public? »

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Le Moniteur de l'Armée, en vérité, serait un compère au lieu d'être un contradicteur dans cette discussion, qu'il ne me ferait pas plus beau jeu. Pourquoi suffit-il, en Angleterre, de la présence de quelques constables pour empêcher ces immenses meetings de dégénérer en de dangereuses émeutes ? C'est qu'en Angleterre, ainsi que j'ai eu soin de le dire et de le constater, on se garde bien d'exercer la population des champs et des fabriques au maniement des armes, de l'aguerrir, de lui apprendre à mépriser le péril et à braver la mort. Importez en Angleterre une loi de recrutement, faites-l'y fonctionner pendant vingt années, et vous verrez ensuite quel rôle y joueront les constables, quelle crainte, quel respect ils inspireront aux ouvriers affamés, aux Irlandais opprimés! Et puis, il faut tout dire, en Angleterre la loi a un caractère tutélaire qu'elle n'a pas en France; en Angleterre, la loi protége; en France, elle menace; aussi, en Angleterre, l'aime-t-on et la respecte-t-on ; en France, on la hait et on la craint.

Mais, où le Moniteur de l'Armée est dans son rôle, c'est quand il dit que la France est moins une puissance maritime qu'une puissance continentale. Comme de cette déclaration il résulte que nous sommes placés à deux points de vue absolument opposés, il est tout simple que celui des deux qui a les yeux tournés vers le passé ne voie pas l'avenir. Or, je l'avoue, c'est du côté de l'avenir que se portent irrésistiblement mes regards; et quelque grave que soit l'acte par lequel trois puissances viennent d'enlever à Cracovie l'indépendance qui lui était garantie par des traités, cet acte ne change rien à mon opinion sur le rôle futur auquel la France est appelée.

Il faut que la France choisisse entre une armée redoutable et une marine redoutée. Elle ne peut avoir à la fois l'une et l'autre, elle ne peut sans danger prétendre être en même temps puissance continentale et puissance maritime de premier ordre.

XII.

40

1847.

LE RISQUE DE GUERRE.

I.

27 octobre 1847.

Sur quelles probabilités la politique de la France est-elle assise? C'est ce qu'il serait impossible de démêler et de dire.

Quel but se propose-t-elle ?

En vue de quels événements se tient-elle prête?

Quels sont ses alliés? Quels sont ses rivaux? Quels sont ses ennemis?

Quels sont les dangers qui lui paraissent imminents ou lointains?

Est-ce la guerre?

Quelle guerre? Générale ou partielle? Sur terre ou sur mer?

Est-ce une révolution?

Quelle révolution? Politique ou sociale? Par ou contre les classes moyennes?

Entre plusieurs risques, il faut choisir le moins éloigné et le plus à craindre; c'est le meilleur moyen de le conjurer, car le pays qui nourrit la prétention de se mettre à l'abri de toutes les éventualités s'affaiblit en vains efforts, s'épuise en ruineux sacrifices, et ne réussit à se mettre à l'a

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