Page images
PDF
EPUB

bri d'aucune. Ce n'est pas de la prudence, c'est de la présomption. Diviser ses forces, c'est multiplier les périls.

Quel est donc, pour la France, le risque le moins éloigné et le plus à craindre? Est-ce une guerre partielle sur terre? - Non, avec la solidarité que les traités de 1815 et trentetrois années de paix ont établie et resserrée, solidarité qui lie étroitement tous les États de l'Europe entre eux, toute guerre partielle est devenue improbable et impossible. Une guerre isolée, soit entre la France et la Prusse, soit entre la France et l'Autriche, soit entre la France et la Russie, ne saurait se concevoir, encore moins s'expliquer. Toute guerre partielle sur terre étant impossible, une guerre générale sur terre est-elle moins improbable? Pourquoi une guerre générale éclaterait-elle ? De toutes parts, les esprits tendent plus que jamais à repousser l'idée de guerre; maintenant, les nations ne cherchent plus leur grandeur dans l'extension de leur territoire, elles la cherchent dans l'accroissement de leur richesse, dans l'affermissement de leur crédit, dans le perfectionnement de leurs voies de communication et de transport, dans le progrès de leur agriculture et de leur industrie, dans la conclusion de traités de commerce avantageux. Les questions de frontières ont fait place aux questions de tarifs, et avec raison. Que signifieraient à présent toutes ces anciennes questions de frontières naturelles tant controversées, pour lesquelles il s'est ouvert tant de négociations, livré tant de batailies, versé tant de sang, exposé tant de nationalités? Fleuves, océans, montagnes, ont cessé d'être des frontières inaccessibles, depuis que la navigation à vapeur permet de débarquer des troupes sur toutes les rives, sur toutes les côtes; depuis qu'on a vu les chemins de fer perforer les montagnes et les convertir en souterrains. Telle est l'impulsion des idées et des intérêts qui pousse peuples et gouvernements dans cette voie nouvelle, que j'ai appelée l'unité du rail; telle est la force de cette impulsion que les hommes qu'on eût fait servir à une autre époque à se disputer les rives du Rhin, on les employera un jour peut-être à creuser sous le lit de ce

fleuve un tunnel pareil à celui que Brunnel a creusé sous le lit de la Tamise. Il faut aux grands peuples de grandes tâches; ils ont besoin de s'illustrer. Durant des siècles, ce besoin n'a pu se satisfaire que par la guerre, les victoires et les conquêtes; mais les peuples commencent à voir ailleurs la grandeur et la gloire. A l'aide de la Vapeur et de l'Électricité, changer les lois de l'espace et du temps, ici en passant sous les fleuves ou traversant les montagnes pour mettre en communication deux embarcadères, là en perçant des isthmes pour unir par un canal deux mers séparées, l'Atlantique à l'Océan-Pacifique, ou la mer Rouge à la Méditerranée, et abréger ainsi la navigation du monde; ailleurs en donnant à toutes les villes d'un royaume le moyen de correspondre entre elles en quelques minutes; partout, enfin, aplanir les obstacles, défis jeté par la nature au génie de l'homme, voilà le but vers lequel se tournent les regards de l'Europe tout entière.

Où donc règne le souverain dont l'ambition surannée menace de rallumer la guerre? Qu'est-ce que gagnerait la Russie à prendre un autre chemin que celui qui doit la conduire un jour à Constantinople? Elle sait que le plus long pour elle sera le plus sûr, et que ce n'est pas par la guerre qu'elle arrivera au but marqué par son ambition. Elle n'ignore pas qu'en soulevant contre elle toutes les nationalités menacées, elle les jetterait éperdues dans les bras de la France. Ce serait insensé.

Qu'est-ce que la France, à son tour, aurait à gagner à déchirer des traités prescrits par trente années de paix? Dût-elle y gagner la rive gauche du Rhin, qu'il est douteux qu'elle eût à s'en applaudir, car une telle conquête n'aurait pas lieu sans resserrer étroitement de nouveau, entre peuples et gouvernements, le lien qu'a détendu l'esprit de liberté succédant à l'esprit de nationalité. Le sol ne manque pas à la France, car, à quelques jours de Paris, à quelques heures de Marseille, elle a tout un vaste territoire à peupler; elle a toute l'Algérie à coloniser. Une guerre générale ne saurait donc être mise au rang des probabilités. La

France égarée est le seul État qui pourrait la faire naître. par une agression injuste; la France pacifique n'en a aucune à craindre, car il n'est pas un gouvernement qui fût assez sûr de son peuple pour la tenter.

Aucune guerre partielle n'étant possible, aucune guerre générale n'étant probable, pourquoi donc la France, qui a déjà à porter le lourd fardeau d'une dette s'élevant à plus de six milliards en capital, et à plus de 300 millions en arrérages, s'impose-t-elle encore le poids d'un effectif militaire qui absorbe le quart d'un budget de quinze cents millions? N'est-ce pas là une grave inconséquence, un ruineux contre-sens? La France en est-elle plus forte, plus respectée ? Non, car le pied de paix et le pied de guerre de chaque État se règle sur le pied de paix et le pied de guerre de ses voisins et de ses rivaux. C'est ce que Montesquieu a parfaitement expliqué, chapitre XVII de l'Esprit des Lois, intitulé De l'Augmentation des troupes.

Mais si la France n'a à craindre sur terre aucune guerre ni partielle ni générale, en est-il ainsi d'une guerre sur mer? Là, au contraire, les risques ne sont-ils pas aussi multipliés, aussi probables que sur terre ils le sont peu ? Pour qu'une guerre éclate sur terre, il faut qu'un gouvernement l'ait préméditée et fermement résolue; il faut mettre en campagne une armée; il faut l'approvisionner; il faut lever des subsides; il faut franchir la frontière; il faut souvent traverser des territoires ou neutres ou amis; il faut fermer l'oreille à toutes les représentations et réclamations des cabinets, etc., etc. Pour qu'une guerre éclate sur mer, il suffit de la rencontre, dans des parages éloignés, de deux pavillons rivaux, l'un insulté par l'autre, et d'un refus hautain de réparation légitime. Qui, dans les circonstances présentes, oserait affirmer que si une telle rencontre avait lieu, et que la France ait à réclamer de l'Angleterre une juste satisfaction, cette juste satisfaction nous serait accordée par le cabinet dans lequel siége lord Palmerston en qualité de ministre secrétaire d'État des affaires étrangères ? Eh bien! si cette hypothèse, qui est loin d'être invraisem

blable, se convertissait en réalité, quelle serait, vis-à-vis du Royaume-Uni, la situation de la France? Quel parti prendrait-elle ? Se résignerait-elle à l'humiliation d'un outrage impuni? Entreprendrait-elle de le venger? Se laisserait-elle arrêter par l'inégalité de la lutte? Préférerait-elle enfin le péril à l'abaissement aux yeux de l'Europe, ou l'abaissement au péril ? Le patriotisme, nous l'avons vu sous la République et sous l'Empire, peut, jusqu'à un certain point, improviser des armées, de recrues faire des héros, défier tous les dangers, briser tous les obstacles; mais le patriotisme ne saurait improviser une flotte. Il faut des années pour construire un vaisseau; il en faut plus encore pour former des matelots. C'est là une vérité incontestable et incontestée. Cependant, que fait la France? Elle consacre à l'entretien de son armée de terre trois fois plus d'argent qu'elle n'en affecte à l'entretien de sa marine, c'est à dire que, placée entre deux risques, l'un improbable, l'autre constamment suspendu au-dessus de sa tête, elle fait surtout porter ses efforts du côté où nul ne songe à l'attaquer, tandis que le point par lequel elle est vulnérable, et qui devrait être le principal objet de ses sacrifices, est celui qui n'attire son attention que secondairement et par boutades, sans suite et sans système. L'argent que la France dépense pour sa marine est de l'argent dépensé en pure perte, de l'argent jeté au fond de l'Océan; c'est à la fois trop et trop peu trop peu pour tenir en respect l'arrogance britannique, trop pour protéger notre pauvre marine marchande errante çà et là. Telle qu'elle existe, notre marine militaire, il faut qu'on le sache bien, est une vanité, non une force, et moins une nécessité qu'un luxe; plutôt que d'éloigner le péril, elle l'attire, en ce sens que, trop faibles pour combattre, nous sommes cependant trop forts pour ne pas essayer de résister. Qu'un incident surgisse, qu'une collision éclate entre les deux pays rivaux, et nous porterons au compte des événements ce qui devrait retomber tout entier à la charge de notre imprévoyance. Qui, de bonne foi, oserait soutenir que le traité du 15 juillet 1840 se fût signé si

l'organisation de nos forces et l'emploi de nos ressources n'eussent pas toujours été réglés en dehors de toute prévoyance et des probabilités les plus manifestes? Le rappel de notre escadre, commandée par l'amiral Lalande, qui aurait dû se graver dans notre mémoire comme un enseignement, a glissé comme un fait déjà oublié. Nous demeurons livrés à l'imprévu, et la première complication grave, cette fois encore, nous prendra au dépourvu. Un ancien ministre de la marine, M. le baron Portal, a déposé dans ses mémoires cet avertissement et cette recommandation: « La possibilité d'une rupture avec l'Angleterre est la pen»sée qui doit éclairer et animer tous les calculs et tous les » actes du département de la marine. Nous pouvons être » obligés de soutenir cette guerre corps à corps... » Si cette possibilité, le seul grave danger extérieur que nous ayons à prévoir et à craindre, se traduisait en fait, dans quelle situation offensive ou défensive cette éventualité réalisée nous placerait-elle ?

Si l'Angleterre et les États-Unis, ces deux émules, ont laissé en arrière la France, qui n'aurait jamais dû cesser de les devancer, le fait s'explique par les milliards que nous avons consacrés en pure perte à l'entretien de nos armées de terre, au lieu de les employer fructueusement en travaux publics, qui eussent donné à notre agriculture, à nos mines, à notre industrie, à notre commerce, un essor tel qu'en 1847 nous ne serions pas contraints de les abriter encore sous la protection excessive d'humiliants tarifs. Un commerce actif et prospère nous eût doté d'une marine marchande nombreuse, base nécessaire de toute marine militaire puissante.

En 1817, M. Paixhans, alors chef de bataillon d'artillerie, aujourd'hui général et de plus député, l'un des membres les plus dévoués du parti conservateur, écrivait (1): « Si, afin » d'être fort, on entretient pendant la paix assez de soldats

(1) Observations sur la loi de recrutement et d'avancement dans l'armée française.

« PreviousContinue »