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1848.

LA PROPORTION DES ARMES.

27 avril 1848.

537,000 hommes ! Tel est le total de notre effectif militaire établi par le Moniteur de l'Armée, qui ajoute : « La » première révolution n'avait que 150,000 hommes de trou»pes régulières sous la main, lorsqu'elle entra en cam>pagne contre l'Europe coalisée. » Dans le même article du Moniteur de l'Armée, on lit ce qui suit : « La part faite » à la cavalerie n'est pas en proportion de la force néces» saire à cette arme en temps de guerre. Ce ne sont pas les » hommes qui nous manquent, ce sont les chevaux. »

Cet article donne lieu aux observations suivantes, dont on essayera en vain de contester la justesse.

Une armée ne mérite le nom d'armée qu'autant que la proportion des armes entre elles est judicieusement établie et rigoureusement maintenue. C'est un point sur lequel s'accordent tous les militaires; la plupart fixent ainsi les bases de cette répartition:

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Gendarmerie à pied et à cheval. . . . 1/8

Nous admettons ces bases; mais ce que nous n'admettons

pas, c'est la donnée principale de cette répartition.

Expliquons-nous.

Les militaires prétendent que l'infanterie étant l'arme essentielle et la plus nombreuse, c'est elle qui doit déterminer la proportion des autres armes.

Nous ne craignons pas de nous inscrire contre cette erreur, et de dire que c'est la cavalerie, et non pas l'infanterie, qui doit déterminer la proportion des armes entre elles. Pourquoi?

Cela s'explique de soi-même.

Parce que le nombre des chevaux propres à la remonte est limité par la production; preuve dès que l'on veut élever au-delà de cette limite naturelle le chiffre de la cavalerie, il faut recourir aux achats à l'étranger, ce qui est à la fois une ruine et une humiliation.

C'est ce qui est arrivé en 1840.

Si vous ne produisez de chevaux que pour monter, remonter et entretenir 25,000 hommes de cavalerie, n'ayez que 125,000 hommes d'infanterie et 25,000 hommes d'artillerie et de génie, plus votre gendarmerie.

Si, comme vous le prétendez, la juste proportion des armes entre elles est la condition fondamentale de toute bonne organisation militaire, reconnaissez donc que la production de vos chevaux est la limite naturelle qui vous est assignée; vous pouvez sans inconvénient rester en deçà, vous ne pouvez sans danger la dépasser.

Le plus simple bon sens l'indique.

Il n'est pas nécessaire d'être militaire pour démontrer que c'est par suite d'une erreur profonde et d'une irréflexion évidente qu'on a fait de l'infanterie le pivot sur lequel roule la proportion des armes entre elles, lorsque c'est la cavalerie qui était appelée, par la force même des choses, à régler cette proportion.

Le Moniteur de l'Armée dit que la première révolution n'avait pas 150,000 hommes de troupes régulières sous la main lors qu'elle entra en campagne contre l'Europe coalisée; n'est-ce pas donner pleinement raison à l'opinion que nous sommes à peu près seuls à soutenir dans la presse,

ce qui n'empêchera pas tôt ou tard cette opinion de prévaloir ?

Comment, lorsque l'Europe était coalisée contre nous, 150,000 hommes ont suffi pour défendre l'indépendance nationale, et aujourd'hui que l'Europe est révolutionnaire et révolutionnée; aujourd'hui que l'Europe est heureusement pour nous condamnée à l'impuissance de se coaliser; aujourd'hui que les peuples et les rois ne font plus lit commun, mais lit séparé; aujourd'hui que nous sommes protégés par un boulevard inexpugnable: le droit d'examen et de discussion, la liberté de la presse et de la tribune, qui s'étend de plus en plus, il nous faut 537,000 hommes !

Tant que nous aurons une plume entre les mains et une feuille de papier pour écrire, nous n'accorderons pas de trève à une telle erreur, qui nous expose au danger le plus grave le danger de la guerre dans nos rues, par suite de la ruine de nos finances, sous prétexte de défendre nos frontières et notre honneur contre des agressions qui ne les menacent pas !

Aveugles que vous êtes, ne voyez-vous donc pas qu'avec une dette publique qui déjà prélève 399,693,000 fr., le plus clair de vos revenus, vous n'êtes pas assez riches pour payer chaque année, en vue du risque improbable d'une guerre, une prime d'assurance qui dépasse 360 millions, et qui, marine comprise, s'élève à 500 millions!

Un demi-milliard!

Aveugles que vous êtes, ne voyez-vous donc pas que la grande question du présent et de l'avenir, c'est la question du travail; que la question de la guerre doit aller rejoindre l'inquisition et tant d'autres questions auxquelles l'histoire sert de sépulcre !

Pourquoi la guerre ?

Les guerres de religion ne sont-elles pas à tout jamais éteintes en Europe?

Les guerres de succession sont-elles à craindre, quand les rois tombent?

Les guerres de frontières sont-elles au nombre des pro

babilités, quand l'Europe se sillonne de toutes parts de chemins de fer, quand toutes les barrières entre peuples tendent à s'abaisser, quand tous les fleuves sont couverts de bateaux à vapeur, pavillons pacifiques?

Aveugles que vous êtes, ne voyez-vous donc pas que depuis trente années le monde ancien a fait place à un monde nouveau, que le champ de bataille n'est plus le même? Sur le nouveau champ de bataille, ce ne sont plus le fusil et le canon qui règnent, ce sont l'impôt et le crédit ; le mot Échanges a remplacé le mot Conquêtes! Les conquêtes étaient les victoires de la guerre, les échanges sont les victoires de la paix. Ce n'est plus le sang du soldat, c'est la sueur de l'ouvrier qui coule!

Pour qu'elle coule moins, qu'y a-t-il à faire? Améliorer les conditions du travail. Mais comment les améliorer, si vous faites porter au régime de la paix le poids écrasant du régime de la guerre ; si vous faites porter au présent double charge; si, lorsque vous avez toutes les voies de communication à compléter, à perfectionner, à relier, tous vos moyens de transport à rendre moins dispendieux, tous vos impôts à réduire, toute une série d'établissements à fonder pour en finir avec le paupérisme, assurer un asile aux invalides du travail, multiplier les crèches, les écoles, les ouvroirs, etc., etc., vous dépensez 500 millions, le tiers de votre budget, à entretenir des régiments qui se démoralisent dans des villes de garnison, et à construire des vaisseaux qui pourrissent dans les ports?

Aveugles que vous êtes, vous ne voyez donc pas que la guerre expire en Europe, que la révolution l'a vaincue, que la liberté de la presse l'achève, et que la guerre n'a plus qu'une seule chance de se ranimer : c'est celle que vous lui créez en vous occupant à contre-sens de bataillons, d'escadrons, d'armée des Alpes et d'armée du Rhin, lorsque c'est le crédit et le travail qui devraient vous absorber tout entiers !

Vous êtes aveugles; mais ceux qui ne le sont pas aperçoivent déjà dans le lointain le moment où vous serez à bout

d'expédients, où vous ne saurez plus que faire pour masquer votre incapacité; c'est alors que vous provoquerez une agression ou que vous prétexterez une insulte, afin d'enfouir dans la guerre le secret d'une criminelle incapacité ! En effet, la guerre est plus facile à déclarer que la paix à organiser.

Le canon et l'échafaud sont les deux arguments des gouvernements et des révolutions au-dessous de leur tâche. On a dit que c'étaient les arguments du plus fort, on aurait du ajouter et du moins capable.

:

La guerre est hors de toutes les probabilités, mais l'accumulation des fautes peut être telle qu'elle fasse de la guerre une nécessité.

Cette nécessité, si vous la faisiez naître, serait votre crime, car elle forcerait encore une fois l'humanité de reculer au moment où elle allait avancer, car ce serait encore une fois l'ajournement de toutes les solutions pour lesquelles s'est faite la révolution du 24 février, car ce serait encore une fois le triomphe de la force et la défaite de la liberté. Assez longtemps la force a régi le monde; c'est à la liberté maintenant à gouverner.

A chacun son tour et son œuvre.

Sans contredit, le régime de la liberté a d'immenses difficultés à vaincre, mais raison de plus pour qu'on ne les aggrave pas, pour qu'on ne les double pas inconsidérément en faisant monter l'avenir en croupe sur le passé au lieu de faire monter le passé en croupe sur l'avenir.

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