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impôt du sang pendant la guerre, cet impôt du temps pendant la paix, cette violation, en tout cas, de la liberté. individuelle?

Utopie, dites-vous.

En quoi donc ?

Est-ce que Montesquieu était un utopiste? Il s'élevait en ces termes contre l'exagération des armées permanentes :

Une maladie nouvelle s'est répandue en Europe; elle a saisi nos princes et leur a fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublements, et elle devient nécessairement contagieuse; car, sitôt qu'un État augmente ce qu'il appelle ses troupes, les autres, soudain, augmentent les leurs; de façon qu'on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu'il pourrait avoir si ses peuples étaient en danger d'être exterminés ; et on nomme paix cet état d'effort de tous contre tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes n'auraient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l'Univers. La suite d'une telle situation est l'augmentation perpétuelle des tributs; et ce qui prévient tous les remèdes à venir, on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capital. Il n'est pas inouï de voir les États hypothéquer leurs fonds pendant la paix même, et employer, pour se ruiner, des moyens qu'ils appellent extraordinaires, et qui le sont si fort que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine (1). »

Est-ce que l'auteur de l'Histoire philosophique des DeuxIndes, est-ce que Raynal était un utopiste? Il prédisait la révolte des peuples, provoquée par la manie excessive d'avoir des troupes :

« La manie d'avoir des troupes, cette fureur qui, sous prétexte de prévenir les guerres, les allume, qui, en amenant le despotisme des gouvernements, prépare de loin la révolte des peuples...; cette manie perdra tôt ou tard l'Europe. Hormis les empires naissants et les moments de crise, plus il y a de soldats dans un État, plus la nation s'affaiblit, et plus la nation s'affaiblit, plus on multiplie les soldats (2). »

Est-ce que l'auteur du Siècle de Louis XIV, est-ce que Voltaire était un utopiste abusé par un excès de sensibilité?

(1) MONTESQUIEU. Esprit des lois. De l'augmentation des troupes. (2) Mémoires historiques de l'Europe.

Il montrait que l'exagération des armées était une cause d'appauvrissement des nations :

« Parmi les nations de l'Europe, la guerre, au bout de quelques années, rend le vainqueur aussi malheureux que les vaincus. C'est un gouffre où tous les canaux de l'abondance s'engloutissent. L'argent comptant, ce principe de tous les biens et de tous les maux, levé avec tant de peine dans les provinces, se rend dans les coffres de cent entrepreneurs, dans ceux de cent partisans qui avancent les fonds et qui achètent par ces avances le droit de dépouiller la nation au nom du souverain.

>> La guerre appauvrit nécessairement le trésor public, à moins que les dépouilles des vaincus ne le remplissent. Depuis les anciens Romains, je ne connais aucune nation qui se soit enrichie par les victoires.

» ... Ne faudra-t-il pas signer la paix après la guerre? que ne le faiton tout d'un coup? »>

Est-ce que Louis XVI était un utopiste? Dans l'un de ses cahiers intitulés : « Réflexions sur mes entretiens avec M. le duc de La Vauguyon, il « déclarait qu'on ne doit entre» prendre la guerre qu'en vue d'acquérir la paix, » et développait ainsi son opinion:

«Le premier devoir de l'humanité, pour un prince, est de maintenir le droit des gens, ou la loi qui sert de règle au commerce que les nations ont ensemble le droit des gens, qui est vraiment la loi naturelle des États, et le droit naturel lui-même, en tant qu'on l'applique non-seulement aux hommes considérés comme tels, mais aux hommes considérés comme peuples, nations et États, dans les rapports qu'ils ont entre eux.

>> Ce droit des gens sans l'humanité ne serait qu'une vaine spéculation; avec l'humanité, il devient un droit sacré, un lien de paix et de concorde entre tous les peuples. L'humanité nous apprend à regarder les autres peuples comme des sociétés dont le bonheur nous intéresse, et auxquelles nous ne pourrions nuire sans injustice.

» Elle nous oblige d'user de la même bonne foi envers les peuples étrangers qu'envers les citoyens ; à être fidèles aux traités conclus avec eux; à respecter leurs envoyés, comme revêtus d'un caractère sacré; à ne pas secourir les ennemis d'un Etat avec lequel on est en paix ; à ne pas troubler son commerce, à ne pas envahir ses possessions, à ne pas ravager ses provinces; et, dans la guerre même la plus juste, il est des règles que prescrit le droit des gens ou la loi de l'humanité, qui en est comme l'application ou l'exercice.

>> 1. Il n'est permis de prendre les armes que pour une cause légitime; >> 2. On ne doit se déterminer à la guerre qu'après la plus mûre délibération, et dans le cas seulement où on ne peut l'éviter;

» 3° On ne doit entreprendre la guerre que dans la vue d'acquérir la paix ;

4° On ne doit prendre les armes que quand le droit est manifeste; et on ne doit pas se régler sur les défiances qu'on aurait conçues de ses voisins, moins encore sur le motif de sa propre gloire et de son intérêt particulier; » 50 On ne doit faire la guerre que pour des causes non-seulement justes, mais importantes;

» 60 On doit comparer les avantages qu'on se promet de la victoire avec les maux infinis qui résultent de la guerre ;

» 70 On doit se ressouvenir toujours, au milieu des hostilités, qu'il y a .chez l'ennemi une multitude d'innocents, tels que les femmes, les enfants, les vieillards, les laboureurs, les ministres de la religion, ceux qui mettent bas les armes, les prisonniers faits dans les combats, et les otages; que ce n'est point contre ces personnes, hors d'état de pouvoir nuire, que le soldat doit être armé;

» 80 On doit s'abstenir de toutes violences qui ne peuvent faire que du mal et des malheureux, sans contribuer au bien de l'entreprise;

>>90 On doit faire respecter, même au milieu des horreurs de la guerre, les mœurs et la pudeur;

>> 10° On doit user de modération dans la conquête, adoucir le joug de la dépendance au peuple qui a été conquis, et ne point oublier que des hommes libres jusqu'alors ne se regardent point comme esclaves, quoiqu'ils sachent qu'ils ont été les plus faibles; et à quoi ne s'expose-t-on pas en traitant avec orgueil et dureté ceux que les combats et les malheurs ont déjà si fort aigris?

>> Si un prince est obligé de faire la guerre, il doit s'y porter avec intrépidité, la pousser avec vigueur; camper avec les troupes, les mener au combat, les animer par sa présence, de la voix, du geste et de l'exemple. Le prince doit s'exposer comme la tête et non comme les mains; comme celui qui doit donner les ordres, et non comme celui qui doit les exécuter. Je n'oublierai jamais cette belle parole du roi, mon grand-père: Voyez, disait-il à M. le Dauphin, mon père, sur le champ de bataille de Fontenoy, quelles sont les horreurs de la guerre! Voyez tout le sang que coûte un triomphe! Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes; la vraie gloire, mon fils, c'est de l'épargner.

» Si la vraie gloire, pour un prince, est d'avoir de tels sentiments pour ses ennemis mêmes, quelle est l'affection qu'il doit avoir pour son propre peuple! Le roi, le berger, le père, ne sont qu'une même chose. Dieu ne m'a donné mes sujets, disait Henri le Grand, que pour les conserver comme mes propres enfants.

> En France, on néglige trop l'étude du droit naturel, du droit des gens, du droit public et politique. Feu mon père se plaignait tous les jours de l'ignorance en ce genre; il s'y appliquait, et y était devenu très éclairé.

» Les tributs, les subsides ou les impôts sont une sorte de salaire que

les peuples payent à l'État, et non au souverain personnellement. L'objet en est la défense de leurs vies et de leurs biens. >>

Est-ce que Robespierre, pour emprunter nos exemples à tous les temps et parler à tous les esprits, était un utopiste égaré par la crainte de verser le sang? Il considérait la guerre comme un crime gratuit contre le peuple :

« Robespierre comprit deux choses: la première, c'est que la guerre était un crime gratuit contre le peuple; la seconde, c'est que la guerre, même heureuse, perdrait la démocratie. Robespierre considérait la révo-. lution comme l'application rigoureuse des principes de la philosophie aux sociétés. Élève convaincu et passionné de Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social était son Évangile; la guerre faite avec le sang des peuples était, aux yeux de cette philosophie, ce qu'elle sera toujours aux yeux des sages, le meurtre en masse pour l'ambition de quelques-uns, glorieuse seulement quand elle est défensive.

» Robespierre ne croyait pas la France placée dans des conditions de nécessité et de salut suprême qui l'autorisassent à ouvrir cette veine de l'humanité d'où couleraient des fleuves de sang. Convaincu de la toutepuissance des idées nouvelles dont il nourrissait la foi et le fanatisme dans son âme fermée à l'intrigue, il ne craignait pas que quelques princes discrédités, fugitifs, et quelques milliers d'aristocrates émigrés vinssent imposer des lois à une nation dont le premier soupir de liberté avait soulevé le poids du trône, de la noblesse et du clergé. Il ne pensait pas non plus que les puissances de l'Europe, désunies et hésitantes, aussi longtemps que nous ne les attaquerions pas, osassent déclarer la guerre à une nation qui proclamait la paix.

» Dans le cas où les cabinets européens eussent été assez pervers et assez insensés pour tenter cette croisade contre la raison humaine, Robespierre croyait fermement à leur défaite; car il croyait qu'il y avait une force invincible dans la justice d'une cause, que le droit doublait l'énergie d'un peuple, que le désespoir même valait des armées, et que Dieu et les hommes étaient pour le peuple.

» Il pensait de plus que, s'il était du devoir de la France de propager chez les autres peuples les lumières et les bienfaits de la raison et de la liberté, le rayonnement naturel et pacifique de la Révolution française sur le monde serait un moyen de propagande plus infaillible que nos armes ; que la Révolution devrait être une doctrine, et non une monarchie universelle réalisée par l'épée ; qu'il ne fallait pas coaliser le patriotisme des nations contre ses dogmes. Leur empire était dans les âmes. La force des idées révolutionnaires, à ses yeux, c'était leur lumière.

» Mais il comprit plus : il comprit que la guerre offensive perdrait inévitablement la Révolution et anéantirait cette république prématurée dont lui parlaient les Girondins, mais que lui-même ne définissait pas encore.

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Si la guerre est malheureuse, pensait-il, l'Europe étouffera sans peine, sous les pas de ses armées, les premiers germes de ce gouvernement nouveau, qui aura bien quelques martyrs pour le confesser, mais qui n'aura pas de sol pour renaître. Si elle est heureuse, l'esprit militaire, toujours complice de l'esprit d'aristocratie; l'honneur, cette religion qui attache le soldat au trône; la discipline, ce despotisme de la gloire, prendront la place des mâles vertus auxquelles l'exercice de la Constitution aurait accoutumé le peuple; ce peuple pardonnera tout, même la servitude, à ceux qui l'auront sauvé.

>> La reconnaissance d'une nation pour les chefs qui ont conduit ses enfants à la victoire est un piége où les peuples se prendront toujours. Ils iront eux-mêmes au-devant du joug. Les vertus civiles pâliront devant les exploits militaires. Ou l'armée viendra entourer l'ancienne royauté de sa force, et la France aura un Monk; ou l'armée couronnera le plus heureux des généraux, et la liberté aura un Cromwell. Dans les deux hypothèses, la révolution échappe au peuple, et tombe à la merci d'un soldat. La sauver de la guerre, c'est donc la sauver d'un piége. Ces réflexions le décidérent. Il n'y avait pas encore de violence dans ses pensées. Il voyait loin, et il voyait juste (1). »

Est-ce que l'empereur Napoléon, la guerre faite homme, était un utopiste exalté pour le culte de la paix? Il dictait à Sainte-Hélène ces paroles :

« A Amiens, je croyais de très bonne foi le sort de la France, celui de l'Europe, le mien fixés, la guerre finie. C'est le cabinet anglais qui a tout rallumé ; c'est à lui seul que l'Europe doit tous les fléaux qui ont suivi; lui seul en est responsable; pour moi, j'allais me donner uniquement à l'administration de la France, et je crois que j'eusse enfanté des prodiges. Je n'eusse rien perdu du côté de la gloire, mais beaucoup gagné du côté des jouissances; j'eusse fait la conquête morale de l'Europe, comme j'ai été sur le point de l'accomplir par les armes. De quel lustre on m'a privé !

>> ... J'avais le projet, à la paix générale, d'amener chaque puissance à une immense réduction des armées permanentes.

>> ..... J'eusse voulu un institut européen, des prix européens, pour amener, diriger, coordonner toutes les sociétés savantes de l'Europe.

» ... Alors peut-être, à la faveur des lumières universellement répandues, devenait-il permis de rêver, pour la grande famille européenne, l'application du congrès américain ou celle des amphictyons de la Grèce; et quelle perspective alors de grandeur, de jouissances, de prospérité! quel grand et magnifique spectacle! »

Il prononçait ces autres paroles, recueillies par son ne

(1) LAMARTINE, Histoire des Girondins.

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