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Guerre et esclavage sont destinés à la même fin. L'une ne doit ni ne peut survivre à l'autre.

Les seules objections qu'ait trouvées l'Assemblée nationale contre l'assurance appliquée au risque de guerre, sont les suivantes :

« Ce que propose M. de Girardin est si praticable, que cela s'est pratiqué toutes les fois qu'un peuple s'est mis en guerre contre ses voisins. Seulement, on s'est arrêté trop longtemps à mi-chemin, et M. de Girardin a bien raison de stimuler l'Angleterre et la France et l'Europe entière. Il faut que l'assurance universelle et perpétuelle devienne enfin une réalité. Quand cette guerre finira faute de combattants, on verra combien M. de Girardin avait raison, si toutefois il reste quelqu'un pour le voir. Mais, tous alors, habitants d'un monde meilleur, nous déposerons avec joie nos injustes préventions, et nous reconnaîtrons qu'une paix assurée était bien, en effet, au bout de ce qu'on nous proposait. »

Voilà comment discutent sérieusement des journaux qui ont la prétention d'être des journaux d'État! Voilà de quelle force sont d'anciens ministres qui ont présidé pen→ dant de longues années aux destinées de la France! Par ce qu'ils sont comme journalistes, on peut juger de ce qu'ils furent et de ce qu'ils seraient encore comme ministres !

II.

8 mars 1854.

La Gazette de France, en verve de raillerie, propose de modifier ainsi qu'il suit les termes du contrat, ci-dessus (1), d'assurance contre le risque de guerre :

« Les nations contractantes renonceront à soutenir jamais par les armes leurs prétentions ou leurs griefs.

>> Elles s'engagent à ne jamais se passionner pour un intérêt d'influence, de territoire ou de commerce, à sacrifier cet intérêt s'il était froissé par les empiétements ou par le libre développement, ou par l'astuce d'une nation voisine. Elles seront assez éclairées et assez sages pour ne pas se laisser conduire à la guerre, au nom de la paix, par d'adroits sophistes.

» L'armée de l'assurance ne sera jamais influencée dans le choix de ses chefs par les puissances prépondérantes. La corruption ne pénétrera pas

(1) Voir page 802.

dans le cœur des généraux. Les élections se feront sans intrigues; le général en chef sera un saint au-dessus de toutes les tentations humaines.

>> Tous ces articles pourront se résumer dans un seul amendement ainsi conçu: LES HOMMES SERONT DES ANGES. »

Une telle réponse, je le demande, est-elle sérieuse ?

Si une institution où les hommes auraient un rôle ne pouvait subsister et fonctionner qu'à la condition qu'ils fussent des anges, quelle institution résisterait à cette exigence, à commencer par la royauté?

L'empereur Nicolas est-il donc un ange?

L'empereur Nicolas ne prouvant pas qu'il soit un ange, la Gazette de France en conclura-t-elle qu'on doit abolir la royauté ?

Toute la tactique de la Gazette de France consiste à donner le change à ses lecteurs et à leur faire croire qu'en paraissant défendre la paix, la Presse pousse à la guerre ; qu'elle y a poussé en demandant, d'abord, il y a un an, que l'Angleterre et la France s'unissent contre la Russie, et ensuite que, pour conserver la paix, les flottes réunies passassent les Dardanelles.

Cette tactique de la Gazette de France n'abusera que ceux qui ne liront pas ma réponse.

Depuis la publication de la dernière lettre de l'empereur Nicolas, datée du 28 janvier-9 février 1854, il est maintenant plus que jamais évident que si, dès le début, on se fût catégoriquement expliqué, l'explication eût fait avorter tout ce qu'il y avait d'exorbitant ou de perfide dans les prétentions hasardées par le prince Menschikoff. L'empereur Nicolas ne s'est laissé glisser sur la pente que parce que, comptant sur l'aide et l'influence de lord Aberdeen, il n'a pas cru à l'entente spéciale et durable de l'Angleterre et de la France. Des hésitations regrettables, des retards fâcheux ont neutralisé l'effet que devaient produire les énergiques mesures qui ont été prises.

Quoi qu'il en soit, la question reste dans ces termes :

Ni l'Angleterre ni la France, ayant eu pour leçon le partage de la Pologne, en 1773, ne pouvaient tolérer qu'une

faute non moins grave: le partage de la Turquie, se commît paisiblement sous leurs yeux en 1854.

La Russie persistant à menacer la Turquie, qu'avaient à faire l'Angleterre et la France? Elles n'avaient à faire que ce qu'elles ont fait; elles n'avaient qu'à se réunir pour protéger le faible contre le fort, et qu'à former ainsi une ligue de la civilisation contre la barbarie, une coalition de la paix contre la guerre.

Plus que jamais nous persistons à soutenir que ce n'est point la guerre qui s'engage, mais que c'est la paix qui s'impose.

Si la Turquie aux prises avec la Russie eût été abandonnée à ses seules forces, comme en 1828 et 1829, ah! ceci eût été véritablement la guerre, car c'eût été l'asservissement ou la conquête d'une nation sans autre droit que le droit du plus fort.

Mais lorsqu'un poste arrête un malfaiteur, occupé de détrousser ou d'assassiner un passant, est-ce la guerre? Non.

Eh bien ce que font l'Angleterre et la France, c'est ce que fait le poste qui veille à la sûreté publique. Ce n'est point comme armée qu'elles agissent, c'est comme gendarmerie. Elles font la police de la paix.

1855.

L'IMPUISSANCE DE LA GUERRE.

L'Europe se perdra par les gens de guerre."

MONTESQUIEU.

12 avril 1855.

Comment rétablir promptement et asseoir solidement la paix? Telle est la question qui est l'objet de toutes les préoccupations et de toutes les conversations, à Paris et à Londres, à Vienne et à Berlin, où l'impuissance de la guerre commence à se faire jour. Mais chacun a sa façon de comprendre le rétablissement de la paix et son affermissement. Diplomates et penseurs, journalistes et publicistes ne sont pas d'accord; l'Assemblée nationale ne comprend que la PAIX ARMÉE, la paix conformément à ce précepte ancien : St vis pacem para bellum, la paix illogique, la paix intermittente, tandis que la Presse ne comprend que la PAIX ASSURÉE, la paix conformément à ce précepte nouveau : Si vis pacem para pacem, la paix rationnelle, la paix définitive. C'est ainsi que Mirabeau comprenait la paix lorsqu'il disait, le 25 août 1790 :

« Le temps viendra sans doute où l'Europe ne sera qu'une grande famille.

>> Si nous devions nous conduire aujourd'hui d'après ce que nous serons un jour; si, franchissant l'intervalle qui sépare l'Europe de la destinée qui l'attend, nous pouvions donner dès ce moment le signal de cette

bienveillance universelle qui prépare la reconnaissance des droits des nations, nous n'aurions pas même à délibérer sur les alliances ni sur la guerre.

» L'Europe aura-t-elle besoin de politique lorsqu'il n'y aura plus ni despote ni esclave?

» La France aura-t-elle besoin d'alliés lorsqu'elle n'aura plus d'ennemis ?

» Il n'est pas loin de nous, peut-être, le moment où la liberté, régnant sans rivale sur les deux mondes, réalisera le vœu de la philosophie, absoudra l'espèce humaine du cri de guerre, et proclamera la paix universelle. Alors se consommera le pacte de la fédération du genre humain. »

C'est ainsi que l'auteur du Tableau des révolutions du système politique de l'Europe, M. Frédéric Ancillon, la comprenait lorsqu'il faisait ressortir en ces termes le mal qui résulte de l'absence d'un tribunal investi du droit d'appeler les gouvernements à sa barre, et pourvu d'une force suffisante pour faire respecter ses décisions :

a Les différents États qui couvrent la surface du globe sont des personnes morales, c'est-à-dire des êtres raisonnables et libres, comme les individus qui les composent. Le pouvoir souverain est, dans chacun d'eux, le principe vital, le lien de l'association, la clé de voûte de l'édifice, à laquelle on ne saurait toucher sans danger et sans crime. Ame du corps politique, il pense, il veut, il agit, il a des droits et des obligations, et doit également maintenir les uns et remplir les autres. Les souverains et les États, en leur qualité de personnes morales, sont justiciables de la même loi qui sert à déterminer les rapports des individus. Chacun d'eux a sa sphère d'activité, qui est limitée par celle des autres; là où la liberté de l'un finit, celle de l'autre commence, et leurs propriétés respectives sont également sacrées. Il n'y a pas deux règles de justice différentes, l'une pour les particuliers et l'autre pour les États. Antérieurement à toute convention entre les souverains, il faut admettre un droit des gens naturel, qui résulte de la simple idée de plusieurs peuples placés à côté les uns des autres, et qui contient la théorie des obligations auxquelles les États peuvent légitimement se contraindre les uns et les autres, s'ils en ont la puissance et les moyens.

» Ce droit existe, mais il manque d'une garantie extérieure: il n'y a point de pouvoir coactif qui puisse forcer les différents États à ne pas dévier, dans leurs relations, de la ligne du juste. Les individus humains ont assuré leurs droits en créant cette garantie; ils ont créé cette garantie en formant l'ordre social, et en le formant, ils sont sortis de l'état de nature. Les souverains sont donc encore dans l'état de nature, puisqu'ils n'ont pas encore créé cette garantie commune de leur existence et de leurs

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