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consommateurs, quel sens appréciable conserveront, je le demande, ces mots : Indépendance italienne, Nationalité polonaise? Les nationalités s'expliquent et se comprennent lorsque les garanties sont différentes; les nationalités ne s'expliquent et ne se comprennent plus lorsque les garanties sont les mêmes. Or, qui empêche que partout elles ne soient les mêmes, sinon simultanément, du moins successivement? Avec le système constitutionnel, lequel exige des assemblées où tout se débat et aboutit à des questions qui se décident par des votes entre majorité et minorité, cela pouvait être une difficulté invincible; mais cela cesse d'en être une avec le régime rationuel, lequel n'a besoin que de journaux où la vérité suffit à faire justice de l'erreur, où la liberté des gouvernements, existant au même titre que la liberté des individus, n'est ni moins pleine ni moins légitime. Est-ce que le monde scientifique se divise en nationalités ennemies? Non; le monde scientifique n'a pas de limites intérieures qui le morcellent; dans son vaste empire, tout progrès qui profite à l'un profite à tous. La vapeur ne transporte pas l'Italien moins vite que l'Autrichien, ou le Polonais plus lentement que le Russe. La clarté de la science est comme la clarté du soleil: elle luit indistinctement pour tous, hormis pour les aveugles. Pourquoi donc le monde politique aurait-il d'autres lois et se gouverneraitil autrement que le monde scientifique?

La politique porterait-elle donc si bas le sentiment de sa valeur et de sa dignité, qu'elle se démît de toute prétention d'être une science, ou, pour parler plus exactement, d'être à la science ce que le lien est à la gerbe?

Dira-t-on qu'une telle politique n'est qu'une politique de rêveur?

Mais cette politique n'est pas la mienne; c'est celle de l'empereur Napoléon à Sainte-Hélène, après être tombé du trône; c'est celle du prince Louis-Napoléon à Carlton-Terrace, avant de monter sur le trône.

La politique, telle que je la prosaïse, diffère de la politique telle que la poétisaient l'empereur Napoléon à Sainte

Hélène et le prince Louis-Napoléon à Carlton-Terrace, en ce qu'ils proposaient de rétablir le tribunal des amphictyons; tandis que je réduis la guerre à un risque et que je substitue la paix assurée à la paix armée.

La paix armée est condamnée par les militaires euxmêmes. Le général qui a illustré son nom par l'invention du mortier à la Paixhans a prononcé son arrêt en ces termes :

« Si, afin d'être fort, on entretient pendant la paix assez de soldats exercés pour être en état de faire la guerre, on ruine les finances et on détruit les premiers éléments de la force (1). »

La paix armée, c'est la liberté menacée, c'est la révolution périodique, c'est l'impôt forcé, c'est l'emprunt stérile, c'est l'argent rare et à haut prix, c'est le paupérisme entretenu par l'aumône.

La paix assurée, c'est la liberté garantie, c'est la civilisation progressive, c'est l'impôt volontaire, c'est l'emprunt productif, c'est l'argent abondant et à bon marché, c'est le paupérisme détruit par le travail.

La paix assurée est ce qu'il y a de plus praticable et de moins chimérique.

Il suffit, pour qu'elle prenne la place de la paix armée, qu'il se trouve en Europe un seul souverain qui mette aux voix cette simple question:

<< Combien sommes-nous de gouvernements qui, consi» dérant de quelque part qu'il vienne et sous quelque » nom qu'il se déguise le risque de guerre comme un reste » de barbarie, voulons combattre le risque par l'assurance >> au moyen d'une confédération pacifique entretenant une » armée fédérale, laquelle aurait pour effet de permettre à » chaque État de réduire considérablement son budget de » la guerre? Comptons-nous, et vérifions si la majorité est » du côté de ceux qui tiennent pour la barbarie contre la >> civilisation, ou du côté de ceux qui tiennent pour la ci>> vilisation contre la barbarie. »

(1) Observations sur la loi de recrutement et d'avancement de l'armée française.

Toutes les fois qu'il y a place pour deux intérêts rivaux ou pour deux idées différentes, rien de plus difficile à réunir que l'unanimité; mais rien de plus facile à constater que la majorité pour ou contre, puisqu'il suffit de se compter.

Quelle solution plus simple que la question ainsi réduite à une question de majorité et de minorité hautement posée par un souverain, prenant à témoins tous les peuples? Si, en 1853, la question entre la barbarie ou la civilisation, entre la guerre ou la paix, eût été nettement posée par l'Angleterre et la France à l'Autriche, à la Prusse et aux divers États de la Confédération germanique, croit-on que ces puissances eussent donné à l'Europe le spectacle d'hésitations aussi longues et de protocoles aussi diffus? Croiton que la Russie, qui vise au rang de haute puissance civilisatrice, eût accepté la lutte sur ce terrain? Avec les liens qui, depuis 1815, rivaient l'Autriche, la Prusse et toute l'Allemagne à la Russie, pouvait-on et devait-on raisonnablement espérer qu'on parviendrait, sans beaucoup d'efforts, à les armer contre elle?

L'habileté consistait à poser indirectement la question, afin d'éviter d'avoir à la poser directement. Proposer à ces gouvernements de s'armer contre la barbarie, c'était la poser indirectement; leur proposer de s'armer contre la Russie, c'était la poser directement. Spécialiser était l'écueil, généraliser était le port.

Il fallait généraliser.

Il fallait diviser l'Europe en Europe barbare et en Europe civilisée.

Il fallait rédiger un contrat d'assurance internationale et convier toutes les puissances qui fléchissent sous le poids de la dépense des armées permanentes à apposer leurs signatures au-dessous des signatures de l'Angleterre et de la France. Lesquelles de ces puissances eussent refusé? En tout cas, on les eût comptées, ainsi que celles qui eussent adhéré à cet appel de l'Angleterre et de la France. Alors on eût su exactement à quoi s'en tenir.

Le grand Frédéric, roi de Prusse, aussi grand homme de

guerre que grand administrateur, a écrit et proposé ce qui suit :

« Je ne vois rien d'impossible à ce que des particuliers soumettent leurs querelles à la décision des juges, de même qu'ils y soumettent les différends qui décident de leurs fortunes. Et par quelle raison les princes n'assembleraient-ils pas un congrès pour le bien de l'humanité, après en avoir fait tenir tant d'infructueux sur des sujets de moindre importance? J'en reviens là, et j'ose assurer que c'est le seul moyen d'abolir en Europe ce point d'honneur mal placé qui a coûté la vie à tant d honnêtes gens dont la patrie pouvait s'attendre aux plus grands services (1). »

Cette idée de congrès, avant de traverser le cerveau de Frédéric II pour arriver au génie de Napoléon Ier, avait déjà visité l'esprit de Henri IV.

L'assurance internationale contre le risque de guerre a, sur l'idée de congrès, l'avantage d'être incomparablement plus simple dans l'exécution, et de n'avoir rien d'inconnu, rien d'inexpérimenté. Elle étend à toute l'Europe civilisée et pacifique le lien qui unit entre eux tous les États de la Confédération germanique; elle prend exemple sur les vingt-deux cantons souverains qui forment la Confédération helvétique; elle fait, enfin, contre le risque de guerre ce qu'on a fait contre le risque d'incendie.

Le triste spectacle que la Russie a donné à l'Europe en franchissant le Pruth et en le repassant, en occupant les Principautés danubiennes et en les évacuant, est une leçon qui a déjà coûté trop cher pour qu'on la laisse perdre, lorsqu'on peut la mettre à profit. Jamais la barbarie, jamais l'impuissance de la guerre n'avaient plus manifestement apparu à tous les regards, à tous les esprits.

C'est précisément parce que les complications en sont venues à ce point qu'elles semblent inextricables, qu'il faut tenter un héroïque effort, non dans le sens de la guerre et de la barbarie, mais dans le sens de la paix et de la civilisation.

Où chacun met du sien il n'y a plus de point d'honneur engagé, il n'y a plus de susceptibilité éveillée, il n'y a plus

(1) Des Lois de la politique.

de dignité compromise, il n'y a plus de fierté humiliée! La force disparaît pour faire place à la raison, et l'intérêt particulier s'absorbe dans l'intérêt commun.

La France, assurément plus désintéressée que l'Angleterre et l'Autriche dans la prise de possession par la Russie des Principautés danubiennes et du détroit des Dardanelles, a fait assez de sacrifices pour avoir acquis le droit de demander à la Grande-Bretagne de prendre, par le désarmement de Gibraltar, une initiative qui permette au nouveau czar de désarmer Sébastopol, sans qu'il ait à craindre de marquer le commencement de son règne par un acte qui pourrait être taxé de faiblesse. Dans l'ordre d'idées où je me place et où je raisonne, lequel serait le triomphe complet et définitif de Grotius, Mare liberum, sur Selden, Mare clausum; dans cet ordre d'idées où la liberté des mers, succédant à la féodalité des mers, serait universellement proclamée et efficacement assurée, que perdraient, je le demande, l'Angleterre, la Russie, la Turquie en désarmant Gibraltar, Sébastopol et les châteaux qui défendent l'entrée des Dardanelles? Elles n'y perdraient rien, et elles y gagneraient d'être allégées de tout le poids d'une dépense considérable devenue inutile.

Il y a le génie de la guerre, pourquoi n'y aurait-il donc pas aussi le génie de la paix? Pourquoi la Paix, comme la Guerre, n'aurait-elle pas ses batailles décisives et sa gloire impérissable? Quelle gloire pour la Paix si elle mettait fin à la Guerre en demandant et en obtenant pour gage la libre et sûre circulation de toutes les mers?

Si la France, « arbitre de la société européenne, plaçant les intérêts européens au-dessus des intérêts nationaux, n'aspirant qu'à la CONQUÊTE MORALE de l'Europe, et comprenant toute la portée de sa position de NATION-SOLEIL, au lieu de se transformer en NATION-SATELLITE,» si la France le demandait à l'Angleterre, l'Angleterre pourrait-elle le refuser à la France, et si la France l'obtenait, nul doute que la Russie, retrouvant une porte ouverte pour rentrer dans les conseils de l'Europe, d'où elle est inconsidérément sor

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