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Mais, dit Thomasius, cette vérification est très-difficile. Il exagère les difficultés. Dans chaque localité on connaît en général la valeur réelle et la valeur relative des propriétés, l'on décide du prix de celle qu'il faut estimer par la comparaison avec celles qui l'environnent.

Thomasius prétend que c'est au vendeur à user de prudence, et que la loi ne doit pas intervenir dans les contrats entre majeurs.

D'abord, toutes les ventes ne sont point faites directement par les propriétaires, et tous les propriétaires ne sont pas dans une maturité d'esprit suffisante pour ne point commettre d'imprudence. Un citoyen est retenu loin de son domicile; il est obligé de confier à des tiers la direction de ses affaires, et ces tiers peuvent n'être pas toujours aussi soigneux que lui-même. Un autre est dégagé par la loi des liens de la minorité; mais il y est retenu encore par la nature : car il ne faut pas croire que, si diverse dans ses productions, la nature soit égale dans la formation de la raison humaine ; qu'à la même époque et au mêine moment elle répartisse aux hommes une mesure égale de prudence et de maturité. La loi civile, pour éviter l'arbitraire, a dû s'arrêter à un point précis, et fixer uniformément pour tous les hommes l'époque de la majorité mais le législateur peut-il oublier qu'entre des individus inégaux en talens, en intelligence, une règle égale n'est qu'une invention purement civile?

Il faut prendre la société comme elle est, avec son jeu, avec ses ressorts, avec tout le disparate de sa constitution. Ainsi, quand on voit un absent trompé, un jeune homme de vingt-un ans spolié par un contrat de vente, quoi de plus juste que de venir à son secours? La loi tend une main protectrice à celui qui se trouve grevé d'une servitude qu'on lui avait cachée; à celui auquel il manque quelques arpens de terre; à celui enfin qui, par l'effet d'une vente, éprouve la lésion la plus légère; et elle abandonnerait sans pitié l'homine auquel une vente enlève la moitié de son bien !

Le raisonnement de Thomasius ne peut se soutenir auprès de ces réflexions. Il y a mieux : Thomasius avait plus étudié les lois anciennes que les lois nouvelles; il les avait méditées dans un esprit de curiosité, et non comme ceux qui ne les voient que dans l'usage, et qui, s'ils ne sont plus savans que lui, sont du moins beaucoup plus utiles. Il a eu la vanité de prétendre aux découvertes, d'énoncer des idées nouvelles, et de manifester ce qui paraissait avoir échappé à ceux qui l'ont précédé : c'est ce sentiment, il n'en faut point douter, qui a dicté sa dissertation; mais d'autres jurisconsultes aussi doctes que lui bénissent la loi qu'il improuve.

Il prétend que, si la rescision pour lesion entre majeurs était admise, il n'y aurait plus rien de stable dans les conventions. C'est ainsi que, pour vouloir trop prouver, il ne prouve rien. Les autres causes de rescision, le défaut de contenance, une servitude latente, etc., ne peuvent-elles pas renverser une foule de contrats, comme la rescision pour cause de lésion?

Thomasius ne peut se rendre raison de ce que c'est que le dol re ipsa.

Il faut le lui expliquer.

Le dol personnel ne se découvre point par l'inspection de la chose; il résulte de circonstances qu'on ne connaît que par la déposition de témoins. Le dol réel, au contraire, résulte de l'inspection de la chose qui en donne la preuve, sans que l'intervention des témoins soit nécessaire.

La distinction est donc tout entière à l'avantage du dol réel ; et Thomasius, qui le rejette, admet bien plus, puisqu'il veut qu'on s'en rapporte à des témoins. Quand le fonds est là, on a des termes de comparaison pour juger de la lésion; c'est le fonds lui-même d'un côté, c'est le prix de l'autre : dans le dol personnel, on n'a plus de terme de comparaison; il faut saisir des faits particuliers, les rapprocher, les comparer, et marcher à la lueur trompeuse du témoignage.

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On objecte que dans l'expertise le sort du contrat finit par être livré à la probité d'un seul homme.

Il est d'abord possible de prendre des précautions pour corriger cet inconvénient; mais quand il serait inévitable, ne s'en rapporte-t-on pas tous les jours dans les tribunaux au témoignage d'un seul, placé entre un témoin qui affirme et un autre qui nie? Quand le sort des hommes peut dépendre ainsi de la véracité d'un seul, comment peut-on reprocher à une matière particulière de législation un inconvénient qui se rencontre dans toutes les autres? On le retrouve dans les expertises, dans les jugemens, dans les arbitrages; il est partout enfin, avec cette différence que l'opinion de l'expert qui détermine s'il y a lésion est motivée, qu'elle n'est pas appuyée sur un fait caché, mais sur un fait physique et présent, sur les revenus et la valeur des héritages voisins ; avantage qui n'existe dans aucun autre genre de preuves.

On ne doit donc pas s'effrayer de l'inconvénient qui a été objecté. On a vu des jugemens injustes et universellement improuvés; mais y a-t-il jamais eu un murmure général contre quelques jugemens qui aient prononcé la rescision pour cause de lésion? Non, sans doute : les juges n'oseraient s'écarter de leur devoir, parce que chacun peut les contrôler, et se convaincre par ses yeux de leur injustice ou de leur équité.

Enfin le juge n'est point lié par le rapport des experts. Si les circonstances le démentent, le juge l'écartera pour suivre son opinion personnelle, comme il fait dans presque toutes les autres affaires.

On admet des présomptions, même contre les contrats. Des présomptions ne sont que des indices qui approchent des preuves; car il n'y a de preuves véritablement concluantes, que celles qui deviennent la conséquence de principes certains. Des présomptions sont des conséquences de principes moins certains, mais qui approchent néanmoins de la certitude; et cependant, dans les affaires de la vie,

presque tout se règle par des présomptions. Forcé de décider, on ne peut s'en rapporter qu'à la vérité apparente, lorsqu'on est privé du flambeau de la vérité évidente. Si les présomptions règlent tout, pourquoi les repousser dans le seul cas où elles peuvent être l'effet de la corruption, et alors que, si on les repousse, on maintient ce qu'il y a de plus injuste, la lésion énorme.

LE CONSUL CAMBACÉRÈS dit que, quant à lui, jamais il ne donnera son assentiment à un système dans lequel un contrat reconnu commutatif devient inébranlable, quoique son effet soit de donner tout à l'un et rien à l'autre. Ce serait un Code révoltant que celui qui consacrerait un principe semblable. Quel père de famille ne tremblerait pour son fils, si un jeune homme de vingt-un ans, encore en proie aux passions. et prêt à tout sacrifier à la jouissance du moment, pouvait, par une signature indiscrète, se dépouiller irrévocablement de sa fortune? Au temps où Thomasius écrivait, on n'était majeur qu'à vingt-cinq ans : du moins y avait-il une garantie qui n'existe plus aujourd'hui; or le législateur doit prendre la société telle qu'elle est.

Le Consul partage entièrement l'avis de M. Portalis, et il lui paraît avoir parfaitement répondu aux objections faites relativement aux experts et au dol re ipsa. La preuve du dol est bien plus certaine lorsqu'elle résulte de l'inspection de la chose que lorsqu'il faut la tirer de dépositions de témoins. Au surplus, l'exécution des dispositions sur le dol en général n'est pas encore organisée, et lorsqu'on s'occupera de cette partie de la législation, on verra qu'on sera forcé d'admettre et des experts et des visites.

Les articles proposés par M. Berlier sont raisonnables : ils rendent l'opinion que le Consul a exposée dans une séance précédente : on pourrait les discuter, mais la question préalable blesserait tous les principes. Le Consul répète que jamais elle n'obtiendra son suffrage, et il voit même avec plaisir que l'impression des procès-verbaux apprendra du

moins à la France entière qu'il s'est élevé contre cette opinion.

La suite de la discussion est ajournée.

1686 à1688

1689 à 1698

1699

(Procès-verbal de la séance du 9 nivose an XII.31 décembre 1803.)

On reprend la discussion du titre XI du livre III, de la

Vente.

La section II du chapitre VI, de la Rescision de la vente pour cause de lésion, demeure ajournée.

M. GALLI fait lecture du chapitre VII, de la Licitation.
Les articles
107, 108 et 109, qui le composent, sont

adoptés.

M. GALLI fait lecture du chapitre VIII, du Transport des créances et autres droits incorporels.

Les articles 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118 et 119 sont adoptés.

L'article 120 est discuté.

M. LACUÉE dit que la faculté qu'on accorde à celui contre lequel on a cédé un droit litigieux paraît exorbitante; qu'il conviendrait d'en renfermer du moins l'exercice dans un délai donné.

M. TRONCHET répond que le principe de cette disposition est la défaveur qui pèse sur les cessionnaires de droits litigieux.

M. BIGOT-PRÉAMENEU dit que l'objet du projet d'article est les cessionnaires soient détournés de faire de ces odieux marchés, par la crainte de n'en pas tirer de bénéfice.

que

On peut dire en leur faveur que le contrat est aléatoire en tant qu'il y a incertitude sur l'événement du procès; mais lorsque eux-mêmes ont réglé le prix de ce qu'ils ont acheté, ils ne peuvent prétendre qu'on les constitue en perte, quand on le leur rembourse.

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