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L'extrême gravité de la mesure en question saute aux yeux, aussi bien sous le rapport du droit qu'au point de vue de la situation militaire de la Turquie, en Bosnie et en Herzégovine. Malheureusement la décision du Gouvernement austro-hongrois est irrévocable, et la Sublime Porte se voit ainsi soudainement frappée, par une mesure aussi attentatoire à ses droits que funeste à ses intérêts.

Le port et l'enclave de Klek appartiennent au Gouvernement Impérial ottoman; seulement, la configuration des lieux obligeant les navires de guerre ottomans, qui s'y rendent, à se rapprocher de la côte autrichienne, il avait été entendu que, pour éviter toutes difficultés, le Gouvernement autrichien, serait averti, toutes les fois qu'il s'agirait d'expédier un navire de l'État à Klek. Le Gouvernement austro-hongrois ne saurait citer une seule infraction à cet arrangement et il ne saurait venir à sa pensée de voir, dans cette formalité de l'avis préalable, un amoindrissement quelconque des droits territoriaux du Gouvernement Impérial ottoman. En tous cas,

la possession incontestée du port et de l'enclave de Klek, par le Gouvernement ottoman, l'usage du port, selon les besoins de l'administration, sauf avis préalable, démontrent, que le port de Klek ne saurait être assimilé aux ports de la Dalmatie appartenant à l'Autriche, et que, comme port et territoire ottoman, il n'était tenu à aucune obligation de neutralisation, vis-à-vis du Monténégro.

Les difficultés de communiquer par d'autres voies avec l'Herzégovine, étant pratiquement presque insurmontables, le port de Klek devenait dès l'origine de l'insurrection, la base même des opérations militaires ottomanes dans cette province, et jamais son importance, au point de vue militaire, ne fut plus grande, que le jour où la Principauté qui avait fomenté l'insurrection, déclarait ouvertement la guerre à la Turquie et se jetait en Herzégovine, pour y mettre tout à feu et à sang. Or, c'est précisément, dans ce moment même, que la Sublime-Porte a reçu la nouvelle, que le Gouvernement austro-hongrois avait décidé de s'opposer à ce que des envois de troupes et de munitions pussent, désormais, s'effectuer par ce moyen. La faculté laissée pour les transports de vivres, n'atténue en rien les conséquences de cette mesure. Ces vivres n'auraient pu être transportés en Herzégovine, que sous la protection de fortes escortes militaires; de sorte que, le débarquement de troupes étant interdit aujourd'hui, il est incontestable que, malgré l'assurance donnée sur ce point, les fonctionnaires ottomans en Herzégovine n'en seront pas moins exposés à se trouver bientôt, sans vivres, sans munitions, sans renforts à espérer, en présence d'ennemis implacables. Pour justifier cette mesure, on a allégué le principe de non-intervention, qui obligerait à tenir la balance égale, entre la Sublime Porte et la Principauté de Monténégro indépendante. C'est pour la première fois, que la Sublime Porte voit mettre en avant, par le Gouvernement austro-hongrois, la prétendue indépendance du Monténégro. Les protocoles du congrès de Paris et des actes postérieurs démontrent et confirment, que cette Province fait partie intégrante de l'Empire ottoman. Et comment la situation du Monténégro, quelle qu'elle soit, pourrait-elle justifier la fermeture d'un port ottoman par une autre autorité que celle à

laquelle ce port appartient. La Sublime Porte a accueilli avec satisfaction la déclaration, par le Gouvernement autrichien, du principe de non-intervention. Mais ce principe, se concilie-t-il avec une mesure, qui méconnaît les droits du Gouvernement Impérial, sur son propre territoire et sur son port; qui tend à faire considérer comme indépendante une Province intégrante de l'Empire ottoman; qui vient priver l'armée ottomane de sa base d'opérations, brusquement et sans avis préalable, ne fût ce que de quelques jours, de quelques heures; qui arrête en route les navires ottomans, chargés de munitions et de troupes, pour Klek; qui bouleverse ainsi tous les plans de campagne, "encourage les ennemis de l'Empire et paralyse ses efforts. Le Gouvernement Impérial et Royal a donné, comme mobile de cette mesure extraordinaire, la situation des Provinces limitrophes austro-hongroises.

L'effervescense des esprits y serait telle, que l'on craindrait une explosion de sentiments hostiles, si le port de Klek n'était pas fermé. La Sublime Porte a appris, avec peine, qu'une province limitrophe d'un Grand État ami et allié se trouve en proie à de pareilles passions. Elle ne voit pas, cependant, comment l'état des esprits en Dalmatie pourrait imposer au Gouvernement autrichien une atteinte aux droits du Gouvernement ottoman, atteinte qui, d'ailleurs, loin de calmer les Dalmates, ne ferait qu'encourager des exigences coupables. Les considérations qui précèdent puisent une nouvelle force dans les relations séculaires des deux Monarchies, dans la solidarité de tant d'intérêts communs, dans la confiance que la Sublime Porte a toujours apportée dans ses rapports avec le Gouvernement austro-hongrois, dans le souvenir enfin, tout récent encore, de l'attitude qu'elle a tenue, lors de la dernière insurrection de la Crivoscie.

Or, en présence d'une mesure, que la Sublime Porte considère comme une violation de ses droits souverains, comme un acte qui met en péril ses forces militaires en Herzégovine, et favorise indirectement les intérêts de ses ennemis, en répondant à leurs voeux, le soussigné Ambassadeur de Turquie, a été chargé, de notifier, an nom de son Gouvernement, au Gouvernement de Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique, que la Sublime Porte proteste, formellement et explicitement, contre la fermeture du port de Klek, et l'empêchement que cette mesure met aux navires ottomans d'arriver dans le dit port, et qu'elle entend donner à ses protestations, à cet égard, toute la portée dont elles sont susceptibles, tant au point de vue du droit public européen que du droit spécial qui résulte, pour les deux États, des traités et conventions, qui en règlent les relations réciproques. Le soussigné à l'honneur etc.

III. Le Comte Andrássy au Comte Zichy à Constantinople. Vienne, le 31 juillet 1876.

M. l'Ambassadeur de Turquie m'a adressé, d'ordre de la Sublime Porte, la note ci-jointe en copie, ayant pour objet de protester contre la mesure prise par le Gouvernement austro-hongrois de fermer le port de Klek à la contrebande de guerre.

Cette note nous conteste le droit d'agir comme nous l'avons fait et elle combat les motifs qui, à son dire, auraient dicté notre conduite. Je

regrette d'avoir à constater que, sur l'un et l'autre point, les raisonnements de la Sublime Porte pèchent par la base.

La détermination à laquelle nous nous sommes arrêtés ne saurait impliquer une violation des droits souverains du Gouvernement de Sa Majesté le Sultan, ainsi que l'affirme la pièce en question. Tout au contraire c'est la protestation qui contient une négation nullement motivée des droits immuablement maintenus et incontestables de l'Autriche-Hongrie.

Les droits souverains de la Porte dans l'enclave de Klek ne vont pas au-delà de la terre ferme; les eaux qui baignent la côte sont placées sous l'autorité exclusive de l'Autriche-Hongrie. Je me réserve de faire parvenir prochainement à Votre Excellence un aperçu historique qui mettra la Porte à même de s'éclairer sur la question du droit historique dont elle ne paraît pas s'être donné la peine de s'informer. Pour cette fois la teneur de la protestation me défend d'entrer dans ces détails.

La note turque représente en outre sous un aspect absolument erroné la pratique suivie depuis un certain nombre d'années et en vertu de laquelle le Gouvernement ottoman sollicitait et obtenait parfois, à certaines conditions déterminées d'avance, l'autorisation de faire débarquer des convois militaires à Klek.

Je me contenterai aujourd'hui, en ce qui touche la question de droit, de constater que la fermeture de Klek n'est autre chose que le retour au régime normal qui, depuis des siècles, a fait de ce port un mare clausum.

A en croire la note de M. l'Ambassadeur de Turquie, le Gouvernement de l'Empereur et Roi aurait allégué pour motif de l'interdiction dont il s'agit la nécessité » de contenir les habitants des Bouches de Cattaro<. Il y a là un malentendu manifeste. Si nous avons fait allusion au mouvement qui s'était produit un moment à Cattaro et qui poussait une partie de la population à se porter au secours du Monténégro, c'était pour motiver, non la fermeture de Klek, mais celle des ports dalmates qui en formait pour ainsi dire la contre-partie et qui tendait à empêcher toute assistance illicite que le Monténégro eût pu tirer de ce côté.

La mesure contre laquelle s'élève la Sublime Porte n'est qu'un corollaire de l'attitude de neutralité que l'Autriche-Hongrie a adoptée en présence de la guerre qui vient d'éclater entre la Porte et le Monténégro. Dans cette situation nouvelle, nous ne pouvions continuer à accorder à la Turquie des facilités qui n'ont jamais été que des exceptions à la règle, sans manquer aux devoirs que la la loi internationale impose aux neutres.

La Sublime Porte s'étonne de nous voir mettre en avant, en cette occasion, l'indépendance du Monténégro. C'est là une question qui ne saurait se traiter incidemment. Qu'il me suffise d'exprimer ici l'opinion que le Prince du Monténégro n'ayant ni demandé ni reçu l'investiture de la Porte et ne lui ayant jamais payé de tribut, nous n'avons aucun motif de ne pas le considérer au moins comme indépendant de fait.

L'attitude dans laquelle nous nous sommes placés est, dès lors, parfaitement justifiée.

Vous voudrez bien, Monsieur le Comte, en tirant parti des observations

que je viens de présenter, faire savoir à la Sublime Porte, dans la forme que Vous jugerez la plus convenable, que nous regardons comme nulle et non avenue la protestation qu'elle a cru devoir nous faire remettre et que nous sommes résolus à maintenir et à faire respecter les dispositions qui font l'objet de cette protestation.

Votre Excellence ne cachera point aux Ministres du Sultan la pénible impression que nous avons dû ressentir en voyant si mal reconnues par la Porte les preuves multipliées de complaisance que le Gouvernement austrohongrois lui a données depuis des années, en admettant ses convois à débarquer à Klek toutes les fois qu'elle en faisait la demande. Son procédé actuel nous servira d'avertissement et je prie Votre Excellence de prévenir le Gouvernement ottoman que, même après le rétablissement de la paix, aucune exception ne sera admise à la règle de clôture du port de Klek, sanctionnée par une pratique séculaire, tant que la protestation ne sera pas formellement rétractée et notre autorité exclusive dans les eaux de l'enclave expressément reconnue.

IV.

Recevez etc.

Le Comte Andrássy au Comte Zichy à Constantinople.
Vienne, le 7 août 1876.

Ma dépêche du 31 juillet annonçait à Votre Excellence que je ne tarderais pas à fournir la preuve que, dans la question de la fermeture du port de Klek, nous pouvions nous appuyer sur le droit le plus incontestable. L'exposé qui va suivre est destiné à établir cette thèse d'une manière péremptoire.

Si l'on veut juger de la mesure des droits que l'Autriche-Hongrie ou la Turquie peuvent revendiquer dans le port de Klek, il convient de se reporter aux stipulations des actes internationaux qui ont réglé la délimitation des localités dont il s'agit.

Les documents les plus anciens à consulter à ce sujet sont les instruments de démarcation dressés à la suite des traités de paix de Carlowitz *) et de Passarowitz **).

Il résulte clairement de ces documents:

1o que la Turquie s'est réservé la souveraineté de la bande de territoire qui s'étend entre la ligne Karstaz-Surdup Mali et l'État de Raguse, ainsi que la presqu'ile de Klek dont la rive extérieure forme la ligne frontière des deux Etats jusqu'au territoire de Raguse;

2o qu'au contraire tout le pays situé en deçà de la ligne susmentionnée, y compris le fort de Klek et la totalité du port de ce nom, c'est à dire la baie qui s'ouvre entre Surdup Mali et la presqu'ile de Klek, étaient adjugés à la République de Venise.

Cette stipulation se conçoit d'autant mieux que la localité même portant le nom de Klek était dévolue aux Vénitiens, qu'elle était fortifiée à cette époque et qu'il s'emblait tout-à-fait régulier que la Puissance possédant

*) Du 26 janv. 1699. V. Dumont, VII. 2e P. 448.
**) Du 21 juin 1718. V. Dumont, VIII. 1ère P. 520,

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le fort fût également maitresse des eaux que ce fort commandait. Aussi il ne s'éleva pas le plus léger doute sur le sens de la clause en question.

Toute la correspondance échangée entre le commissaire vénitien et le Senat atteste la grande importance que la République attachait à la conservation de >>Klek et de son port et l'extrême satisfaction qu'elle éprouvait d'avoir obtenu ce résultat, en dépit de l'opposition acharnée des Ragusais qui, das l'intérêt de leur sécurité, eussent préfére que le fort de Klek avec son port fussent attribués à la Turquie.

La paix de Passarowitz (1718) et le traité de délimitation (du 6 octobre 1721) qui la suivit rétablirent le tracé de la frontière sur ce point, tel qu'il avait été établi à la suite de la paix de Carlowitz et tel qu'il existe aujourd'hui.

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A partir de cette époque, les eaux de Klek restèrent une mer fermée et l'on sait avec quelle vigilance jalouse les Vénitiens s'appliquaient à écarter toute concurrence étrangère dans l'Adriatique. Aussi les anciennes archives de Venise ne signalent pas un seul cas où des navires ottomans ou autres auraient essayé de pénétrer soit dans le port de Klek, soit dans les parages qui séparent les deux presqu'iles de Klek et de Sabbioncello.

Rien n'indique non plus qu'après la prise de possession de la Dalmatie par l'Autriche, en vertu du traité de Campoformio *), la Turquie eût prétendu exercer un droit de navigation dans les eaux dont il s'agit. Durant toute cette longue période, la Porte ottomane a donc reconnu, par le fait, le droit exclusif de propriété des Vénetiens et de leurs successeurs à l'égard du port de Klek, ainsi que l'interdiction absolue dont la navigation était frappée dans ce port.

Après la paix de Pressbourg (1805)**), qui incorpora l'ancienne Dalmatie vénitienne au Royaume d'Italie, une tentative quelconque de troubler l'état de possession légale dans ces parages eût pu d'autant moins se produire que les armées françaises s'étaient, peu après, emparées aussi des possessions de la République de Raguse, en y adjoignant les territoires adjacents de Klek et de Suttorina. Aussitôt rentré en possession de la Dalmatie, en 1814, l'Empereur François, par une initiative généreuse, S'empressa de restituer ces deux enclaves à la Porte ottomane, bien qu'il eût été libre de les garder, ayant recueilli l'héritage de la France dans ces contrées. L'Autriche accomplit alors ce qu'elle croyait être un acte de justice, sans se laisser arrêter par des considérations de tout genre qui le lui déconseillaient.

En effet, la continuité de ses possessions de terre-ferme en Dalmatie se trouvant coupée sur deux points par l'interposition de ces bandes de territoire étranger, de graves désavantages devaient en résulter pour elle au point de vue de l'administration civile et militaire, des finances, de la police, de la santé publique.

Si la règle du mare clausum n'avait pas existé, ces désavantages eussent, on peut le dire, atteint des proportions telles qu'un pareil état de

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