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sulter sur des problèmes de droit à des juristes chargés de répondre à sa place, revêtus par ce fait d'un caractère officiel. Mais sous les règnes suivants, les autorités juridiques occupent les plus hautes positions, ce qui leur procure d'excellents postes d'observation. Ils n'en sont pas moins appelés, comme Papinien et Ulpien, à sacrifier leur vie pour leurs convictions, aussi bien que le plus humble des martyrs.

Cependant, on descend insensiblement la pente sur laquelle on s'est engagé. L'empereur, dont le bon plaisir sera bientôt la seule loi de l'État, confisque tous les droits du peuple, sous prétexte de le représenter. Il s'en arroge en particulier les attributions religieuses, entre autres la détermination des cultes permis ou défendus. C'est à ce titre qu'il ordonne les persécutions contre le christianisme, dans lequel l'impérialisme avait avec raison reconnu son plus mortel ennemi. Retournons en arrière pour rechercher quelle est cette nouvelle puissance qui paraît sur la scène du monde et à laquelle appartient l'avenir.

Tandis que les Romains marchaient de victoire en victoire pour ne succomber que sous les séductions d'une prospérité sans exemple, il y avait, en Asie, une petite peuplade obscure et toujours foulée, qui pour tant se sentait appelée, elle aussi, a régner sur les nations. Elle avait pour nourriture morale un programme politico-religieux, rédigé en utilisant des documents plus anciens, en partie au lendemain de la chûte de Samarie, en partie pendant la captivité de Babylone. En ces temps de grande inquiétude et de profonde humiliation nationale, on sentait le besoin de réunir toutes les forces du peuple pour traverser la crise. La loi dite de Moïse est écrite dans l'intérêt de la nation toute entière et non, comme celle de Manou, en vue de l'intérêt particulier d'une caste. Le principe du sacerdoce universel est rigoureusement appliqué. Le clergé se compose de desservants, qui n'ont le monopole ni de la connaissance, ni de l'enseignement. La loi, qui est surtout une instruction à l'usage du roi et des autres fonctionnaires, ne se prétend point immuable. L'individu, sans doute, n'y doit rien changer; mais le peuple, qui l'a volontairement acceptée, reste libre de la modifier à l'instigation des hommes qu'anime l'esprit de l'Éternel. « Dieu,» fait-on dire à Moïse,» vous suscitera un prophète semblable à moi, écoutez-le. » L'ordre spirituel, complétement affranchi du temporel et fondé sur le sacerdoce universel, a pour organes les prophètes destinés à prendre de plus en plus d'importance; car le temps doit venir où « l'esprit de Dieu sera répandu sur toute chair». C'est le prophétisme qui va reprendre

la cause de la légitimité pour la faire triompher de l'impérialisme, après une lutte vingt-cinq fois séculaire et qui aujourd'hui n'est point encore arrivée à son terme, mais dont il est possible de prévoir le dénouement.

Ainsi, deux peuples avaient reçu la mission de réaliser la légitimité. L'un, comblé de toutes les faveurs par la Providence, disparaît de la scène politique, après avoir enfanté le droit positif; l'autre, empêché par son exiguité de maintenir son indépendance au milieu des grandes puissances qui se disputent l'empire autour de lui, incapable de réaliser son programme politique, épuré par les plus sévères épreuves, paraît devoir prolonger indéfiniment son existence; le monde moderne lui doit sa religion; or, la religion est une des formes de la théorie juridique.

C'est sous le règne de l'empereur Auguste que naît le type accompli du prophète, le représentant le plus autorisé du sacerdoce universel, de la distinction des deux pouvoirs, en un mot de toutes les idées qui sont à la base de la légitimité. Jésus-Christ se donne lui-même pour un roi dont le règne n'est pas de ce monde. Il subordonne sa volonté à celle d'un autre dont il n'est que le mandataire. Dans son royaume futur, le plus grand doit se faire le serviteur de tous; les continuateurs de son œuvre ne doivent point chercher à dominer le peuple. Sa position vis-à-vis de celui qu'il appelle le prince de ce monde ou de ce siècle, est une opposition qui n'est pourtant pas une hostilité systématique; car il recommande de rendre à César ce qui est à César, comme à Dieu ce qui est à Dieu. Tel est l'homme qui devait être crucifié par les soldats de l'empereur, mais dont l'esprit devait miner le système impérial, gagner les populations individu par individu, créer dans chaque ville des communautés de disciples résolus à maintenir les droits de la conscience contre ceux qui voudraient y porter atteinte.

L'empire s'efforça, comme Hérode, d'étouffer au berceau l'enfant qui devait le détrôner; mais il ne put triompher du courant de l'esprit public. Quand l'inutilité de la violence fut bien démontrée, on essaya de la séduction. Les persécutions et l'adoption du christianisme ne sont que deux voies opposées, suivies l'une après l'autre pour atteindre un même but, pour procurer au pouvoir temporel l'empire sur les consciences. Le prince de ce monde offre à l'Église les royaumes de la terre, à la condition de se prosterner devant lui; l'Église consent à devenir un moyen de gouvernement dans la main de l'empereur. Dès lors l'exclusivisme se substitue à l'universalisme; au lieu d'adopter comme par le passé la religion de tous les peuples avec lesquels il entre en contact, éprouvant toutes

choses pour retenir ce qui est bon, l'État romain ne veut plus tolérer qu'une seule croyance. Fût-elle la meilleure de toutes, cette croyance s'altérera nécessairement par le simple fait qu'on l'impose. L'Église chrétienne prête son nom à cette entreprise.

C'est l'alliance avec le clergé qui met le comble au système impérialiste. Après avoir pris la place du peuple, l'empereur va prendre celle de Dieu. Il s'était appuyé jusqu'ici sur des jurisconsultes, dont plusieurs s'étaient montrés fidèles à leurs convictions jusqu'à la mort; il s'entourera désormais de théologiens, qui ne tarderont pas à devenir serviles. Les sources de la science juridique, si abondantes naguère, tarissent complètement. Au même moment apparaissent deux innovations complètement inconnues de l'empire païen des écoles officielles de droit et l'obligation de les fréquenter.

L'impérialisme plante son drapeau dans le dernier refuge de son adversaire. Il comprend d'autre part les dangers qui le menacent à Rome, au milieu des souvenirs d'un temps meilleur. Il abandonne, pour aller s'établir dans l'Orient, habitué dès longtemps au despotisme, l'ancien sanctuaire de la légitimité, d'où devait sortir bientôt une résistance malheureusement incomplète.

Le pouvoir spirituel veut recouvrer son indépendance; mais il conserve l'empreinte ineffaçable de la séduction à laquelle il a cédé. Il fallait renoncer complètement aux avantages temporels et à la constitution monarchique qui les assurait. La papauté, formée par la réunion de tous les épiscopats sur une même tête, est peut-être la manifestation la plus accentuée de l'impérialisme, son extension au terrain dont il aurait dû rester le plus rigoureusement écarté. L'Église ne sut pas s'arracher le bras qui la faisait broncher, et s'en ressentit toujours.

Ne pouvant ni s'entendre avec l'empereur bysantin ni se passer de l'appui du bras séculier, la papauté se tourne vers une autre puissance qu'elle espérait trouver plus docile. C'est dans ce but qu'elle fait alliance avec Clovis et Charlemagne. Mais les Germains n'étaient ni assez avancés ni assez pervertis pour fournir la matière d'un véritable empire. Un apprentissage d'une dizaine de siècles était nécessaire. C'est en France, dont le système politique est essentiellement l'œuvre de l'Église, en bien comme en mal, que ce résultat fut obtenu.

III.

On ne peut contester les immenses services rendus par le pape et le clergé pendant la féodalité. Représentants du droit vis-à-vis de la force, il protégent le peuple contre l'oppression des grands. Mais la prospérité devait développer les germes de corruption que renfermait l'organisation ecclésiastique. En donnant aux prélats une force irrésistible, la centralisation leur permettait d'exploiter la chrétienté, comme les proconsuls avaient fait pour leurs provinces. D'ailleurs, il y avait des besoins sociaux que l'Église et le dogme ne pouvaient pas satisfaire, à moins de se dénaturer comme un instrument qui se fausse quand on en fait un usage auquel il n'est pas destiné. Il était nécessaire d'unifier, même avant les principes fondamentaux du droit, l'administration pratique de la justice. Pour atteindre ce but, il fallait la loi, la convention, et un pouvoir temporel armé pour les faire respecter.

On peut prendre pour point de départ de la formation de l'unité française la croisade contre les Albigeois, dont la couronne recueillit les fruits sans s'en être mêlée directement. Innocent III entreprend d'imposer aux populations du midi des croyances qui n'étaient pas les leurs. Il dépose l'archevêque de Narbonne, il force d'autres prélats à se rétracter, et donne son autorisation à la spoliation des seigneurs hérétiques. Le pape aurait peut-être fini par régner sans partage sur la conscience des Français, s'il n'avait pas rencontré de résistance chez le roi. La période la plus honorable, sinon la plus brillante, de la monarchie française est probablement celle où la couronne représente le principe de la limitation des pouvoirs et s'oppose aux empiètements du Saint-Siège. Malheureusement les rois ne furent pas suffisamment secondés par l'église gallicane, qui était dans la bonne voie, mais qui s'arrêtait à mi-chemin. Longtemps elle avait défendu, contre les abus de l'autorité spirituelle, la liberté de conscience; en particulier celle que le pouvoir temporel doit conserver, dans les limites de ses attributions. Mais il fallait pousser plus avant dans cette direction, renoncer à toute alliance et à tout alliage avec le temporel et la hiérarchie, pour se rapprocher à certains égards de la primitive Église. Si l'église gallicane avait identifié sa cause avec celle du peuple, le dirigeant et s'appuyant sur lui, l'histoire de France aurait probablement eu un tout autre cours; on aurait obtenu sans catastrophe toutes les réformes salutaires que la révolution française s'est proposées. On a préféré se faire protéger tour à tour par le roi contre le pape et

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par le pape contre le roi. On ne voyait pas que ces deux protecteurs avaient des intérêts communs et ne tarderaient pas à se coaliser pour dépouiller l'église gallicane de ses libertés, sauf à se disputer ensuite le prix de la victoire. On oubliait que l'asservissement des consciences à la tiare préparait leur asservissement à la couronne.

En 1461, Louis XI, abandonnant la politique de Saint-Louis et de Philippe-le-Bel, entre par l'abolition de la Pragmatique sanction dans la voie de l'absolutisme. Le concordat de 1516 entre Léon X et François I est un nouveau pas dans le même sens. Les conflits sans doute ne manquent pas entre les deux alliés; mais la liberté de conscience n'y gagne rien. On débat les droits du trône et du Saint-Siège, sans s'inquiéter de ceux du peuple ni même de ceux du clergé. Dans la lutte des deux monarchies, la temporelle devait l'emporter, parce qu'elle a sa raison d'être, tandis que sa rivale est contre nature. Le pouvoir spirituel n'adopte cette forme que pour s'engager sur un terrain qui n'est pas le sien, et sur lequel il doit nécessairement succomber.

L'absolutisme royal triomphe complètement à dater de Richelieu. Ce ministre, dit le cardinal de Retz, forme dans la plus légitime des monarchies la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait peut-être jamais asservi un État. Quand le monarque peut dire : « l'État, c'est moi, » l'empire est fait, il ne lui manque plus que le nom. Il s'étend même au spirituel, comme celui de Byzance. Par l'édit de 1682 et par d'autres actes encore, le roi de France prescrit aux facultés de théologie ce qu'elles doivent enseigner. Il n'y a plus aucun organe public pour le limiter. Il ne reste à la noblesse ni pouvoir politique ni responsabilité; mais on lui a soigneusement laissé tous ses privilèges, pour mieux l'intéresser aux ábus.

Les tentatives de résistance n'ont pourtant pas tout à fait manqué. On en peut voir une, bien insuffisante assurément, dans le retour du clergé à l'ultramontanisme; on essaie d'opposer le pape à l'omnipotence royale. Signalons encore l'insurrection des Camisards, l'exode qui suivit la révocation de l'édit de Nantes. Les parlements font aussi de louables efforts; mais ils ne sont que les conseillers du roi, auquel seul appartient la décision; ils n'ont pas, comme le clergé, de point d'appui dans le peuple. Aussi doivent-ils se borner à de stériles protestations. Une opposition. plus efficace, sinon plus heureuse, est faite par les hommes de lettres qui se placent sur le véritable terrain, celui du public, dont ils tâchent de gagner la confiance et d'éclairer l'opinion.

Tous ces courants et d'autres encore aboutissent à la révolution fran

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