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du droit criminel, la société ne punit point directement, elle arme le bras des parents de la victime, elle déchaîne les haines privées : système sauvage, barbare s'il en fût, incomplet d'ailleurs puisqu'il se peut que la victime ne laisse aucun parent en état de prendre en mains sa cause, désastreux par ses conséquences, mais tempéré jusqu'à un certain point par l'introduction de la rançon, de la composition, ou du wergeld. On a dit, et telle est notamment l'opinion de M. Ortolan, qu'à ce système primitif avait succédé celui de la vengeance publique remplaçant la vengeance privée. Nous ne pensons pas que cela soit parfaitement exact. Sans doute les mots vindicte publique, vengeance publique, venger la société, etc., indiquent clairement que cette notion a longtemps été mêlée jusqu'à un certain point avec l'idée du droit criminel, de la répression des atteintes portées à l'ordre social. Jamais cependant, croyonsnous, cet élément impur qui est venu s'associer à un besoin intime de justice et au sentiment presque instinctif de la nécessité de maintenir l'ordre social, n'a constitué la base d'un système de droit criminel. Ce n'est pas même dans ce besoin de vengeance que l'on doit chercher l'explication des peines rigoureuses édictées dans les théocraties anciennes à raison des offenses directes contre la Divinité, peines qui figurent parmi les plus sévères de la loi mosaïque, par exemple. C'est plutôt dans la crainte que ces offenses n'attirassent des malheurs sur la communauté entière.

Si nous jetons un regard sur la législation criminelle imparfaitement connue de la plus célèbre des cités grecques, d'Athènes, nous n'y découvrons nullement le principe de la vengeance publique mise à la place de la vengeance privée. Sans doute les lois de Dracon paraissent avoir été d'une sévérité extrême et, qui plus est, impolitique. La mort était la seule peine qu'il comminât à raison des délits les plus légers comme des crimes les plus graves. Il disait, suivant Plutarque, qu'il n'en connaissait pas de plus douce pour les premiers, pas d'autre pour les seconds. Mais rien ne prouve qu'il ait obéi en cela au désir de venger la société, plutôt qu'à celui de garantir d'une manière plus efficace l'ordre social, en infligeant le châtiment le plus terrible à ceux qui le transgressaient même légèrement, et à la conviction que, le premier pas fait, on ne s'arrête plus dans la carrière du crime. Ce n'était sans doute pas le désir de la vengeance qui le poussait à frapper l'oisiveté habituelle de la peine de mort. Lorsque les lois de Dracon sont remplacées par la législation plus humaine de Solon, il devient plus évident encore, nous paraît-il, que ce législateur, en édictant les peines, n'agit pas sous l'empire d'une

soif aveugle de vengeance, soit qu'il veuille se faire l'instrument des vengeances privées, soit qu'il ait en vue la vengeance sociale. C'est la nécessité qui parle, nécessité qui ne tient pas toujours compte de la gravité intrinsèque du délit : c'est elle qui a dicté entre autres cette disposition curieuse décrétant des peines contre les citoyens qui, dans des temps de troubles, ne se déclareraient pas ouvertement pour l'un des partis, et cette autre disposition, aux termes de laquelle il est permis à chaque citoyen d'arracher la vie non seulement à un tyran et à ses complices, mais encore au magistrat qui continuera à exercer ses fonctions après que la démocratie aura été renversée.

Il ne nous est pas possible, vu le cadre restreint de cette étude, d'examiner avec plus de détail cette législation athénienne en matière de crimes, bien qu'elle mérite beaucoup plus d'attention qu'on ne le suppose généralement. Le caractère public, je dirai même le caractère politique du droit criminel tend à s'y accentuer : il s'y manifeste jusque dans la nature de certaines peines, de cette espèce de dégradation civique par exemple qui entraînait la privation, plus ou moins complète suivant les cas, des droits civils et politiques.

A la vérité, il n'y a pas à proprement parler, à cette époque, une théorie philosophique du droit pénal, et il est exact, comme le fait observer M. Haus, que les écrits des philosophes grecs, de Platon et d'Aristote, ne renferment sur ce point que des observations éparses. Mais il existe néanmoins un droit pénal véritable, que la nécessité semblait suffisamment justifier pour qu'on s'abstînt d'en rechercher le fondement et les limites.

Il en a été de même dans la civilisation romaine. Les jurisconsultes romains, dans les ouvrages desquels on trouve une si admirable et si complète théorie du droit civil, n'ont pas même élaboré l'ébauche d'une théorie du droit pénal. Mais les Romains n'en ont pas moins eu aussi bien qu'Athènes un droit pénal véritable, inspiré par de tout autres idées que celle de la vengeance publique substituée à la vengeance privée. Ce droit présente un caractère plus politique encore que celui des Grecs. Il n'en est pas moins, il faut bien le reconnaître, excessivement incomplet. Les lois pénales romaines sont, en effet, très loin de comprendre le domaine entier des faits punissables. A côté des délits ou crimes publics, tels que le meurtre, l'empoisonnement, le faux, etc., viennent se placer, dans cette législation, les délits privés, parmi lesquels figurent les atteintes à la liberté, à l'honneur, etc., et même, depuis l'abrogation d'une dis

position beaucoup plus rigoureuse de la loi des XII tables, le détournement et le vol. C'était à la partie lésée seule qu'il appartenait de poursuivre la répression de ces sortes de délits, qui restaient impunis à défaut par elle d'exercer son droit. Encore ne pouvait-elle user de son droit qu'en réclamant par voie d'action civile le paiement d'une amende, consistant dans la restitution du double ou du quadruple du dommage causé. Cette indulgence extrême ne trouve réellement son explication que dans la coëxistence de la juridiction du maître sur l'esclave, du père de famille sur ses enfants. et dans le fait que l'infamie, souvent attachée à la condamnation du chef d'un délit privé, entraînait des conséquences beaucoup plus graves que la simple amende. Au surplus beaucoup de ces delicta privata furent plus tard, sous les empereurs, transformés en delicta extraordinaria. Il en fut ainsi d'un grand nombre d'espèces de vols et même du stellionnat, qui furent érigés en véritables délits, dont la répression pouvait être poursuivie par la partie publique et était exercée beaucoup plus rigoureusement que par le passé. Le catalogue des peines s'élargit en même temps d'une manière considérable. Au bannissement, à la mort, à l'interdiction de l'eau et du feu, cette forme particulière de la peine de mort, viennent s'ajouter l'emprisonnement plus ou moins rigoureux, la rélégation, la déportation, la condamnation aux mines, la condamnation aux bêtes, et divers genres de supplices corporels. Bien que le droit pénal des Romains n'ait jamais joui de la même faveur ni de la même autorité que leur droit civil, qui a mérité d'être qualifié de raison écrite, ce droit, qui ne s'est développé du reste que dans la période de décadence du droit romain en général, n'en a pas moins exercé une influence sérieuse sur le droit criminel des peuples d'origine latine et même de ceux d'origine germanique.

C'est ici qu'il convient de dire quelques mots encore du droit pénal, si intéressant à tous égards, de ces peuplades germaniques qui ne laissaient ni paix, ni trève au colosse romain. C'est dans ce droit pénal qu'on trouve sous sa forme la plus complète le système de la vengeance privée, dont nous avons reconnu l'existence en germe chez la plupart des nations pendant leur période d'enfance. Le plus ancien monument législatif de l'époque germanique primitive paraît être le Gragas, recueil de lois islandaises. Le droit de vengeance privée y est proclamé d'une manière nette et formelle : il n'y est pas seulement affirmé, mais organisé. Il n'y a du reste pas une seule législation germanique ancienne qui ne l'admette. On le retrouve chez les Germains du midi, comme chez les Germains du

nord. Il y avait cependant une différence de mœurs très remarquable entre ceux-ci, Islandais, Norwégiens ou Scandinaves, et ces peuplades germaniques de l'Allemagne, sentinelles avancées d'une race jeune et nouvelle, qui devait triompher du monde ancien, tout en s'assimilant sa civilisation. L'élément théocratique avait une influence beaucoup plus considérable chez les premiers, qui formaient des nations plus sédentaires, moins aventureuses. Leurs assemblées publiques, things ou dings, qui avaient un caractère à la fois religieux et politique, se tenaient dans des enceintes entourées de pierres énormes; on dit qu'en Islande, par exemple, on se servait pour cela d'une espèce de cirque naturel de rochers, situé à la base de l'Hécla. Du haut d'un rocher en saillie, le logmadr ou homme de loi récitait chaque année la loi tout entière pour la rappeler au souvenir de la nation. Si nous donnons ces quelques détails, c'est qu'ils viennent à l'appui de ce que nous disions tantôt et de ce que nous démontrerons encore plus loin, c'est-à-dire qu'il y avait chez ces peuples une certaine organisation sociale, un certain ordre social, et que la vengeance privée ne paraît pas avoir été autre chose que l'instrument barbare destiné à protéger cette organisation telle quelle. Les Germains du midi, peuplades toujours flottantes et mouvantes, toujours assaillantes ou assaillies, semblent moins esclaves des traditions religieuses anciennes; leurs assemblées ou mals se tenaient sous des chênes ou sous des tilleuls à la vaste ramure, et le lieu de leurs assises variait souvent. Bien que les prêtres n'y fussent pas, suivant Tacite, sans un certain pouvoir, le Germain du midi était plus affranchi du joug de la caste sacerdotale que ses frères du nord, et tout en divinisant et en adorant ses étendards, il s'en reposait avant tout, ainsi que le fait remarquer M. Du Boys, du soin de sa sécurité et de sa vengeance sur sa hache et son épée.

Mais chez tous, chez les Scandinaves comme chez les Germains du midi, florissait sous des formes diverses le système de la vengeance privée. Chez tous, ce droit de vengeance individuelle est aussi soumis à certaines restrictions. Les Gragas d'Islande, malgré leur antiquité, en contiennent déjà de fort curieuses. Sans doute, on peut d'après cette législation se venger d'une simple blessure même par la mort de l'offenseur, mais il faut que l'on exerce son droit dans un certain délai et quelquefois dans un lieu déterminé. N'y a-t-il pas déjà là quelque germe confus de l'idée de la prescription en matière criminelle? On trouve du reste d'autres restrictions du droit de vengeance dans les législations criminelles des

divers peuples germaniques, mais nous sommes tenu d'être bref, et nous nous bornerons aux points principaux.

Chez tous les peuples germaniques, deux institutions, la paix germanique et la composition, wergeld ou busse, venaient tempérer l'effet du déchaînement des vengeances privées. Le mot paix s'entendait principalement de la paix intérieure, de l'ordre public. Elle était garantie par les paix particulières ou conventionnelles, et par les paix légales. Nous nous occuperons d'abord des premières. Suivant les Gragas, la famille de la victime ne pouvait refuser d'accepter certaines propositions de paix temporaire ou de trève, et lorsque ces trèves, qui laissaient aux passions le temps de se refroidir, étaient suivies d'une paix permanente, qui ne pouvait résulter que du libre consentement de l'offense, celui qui violait la foi jurée était voué aux malédictions du ciel et de la terre. Lorsque survint le christianisme, dont l'esprit était évidemment favorable à cette institution, il y ajouta ses sanctions religieuses, et voici, suivant la traduction de M. Du Boys, la poétique formule de la loi islandaise relativement à cet objet «S'il se trouve quelqu'un d'assez insensé pour porter atteinte à un accommodement conclu et pour commettre un meurtre après avoir juré la paix, qu'il soit proscrit et marqué de l'anathème céleste, partout où les hommes poursuivent le loup, où les chrétiens visitent les églises, où les païens font des sacrifices, où les mères donnent le jour à des enfants et où les enfants appellent leurs mères, partout où le feu brûle, où le Finois patine, où le sapin croît et où le faucon vole aux jours de printemps, quand le vent vient gonfler ses deux ailes, et l'emporter dans les airs. »

Les paix légales étaient celles qui étaient proclamées par le droit de l'époque. C'était d'abord la paix générale à laquelle avait droit tout homme libre, tout membre de la communauté. Mais la législation plus ou moins theocratique de ces peuplades consacrait en outre certaines personnes, certaines choses où certaines périodes de l'année d'une manière spéciale à la divinité, et interdisait quelquefois même les vengeances ordinairement permises qui auraient pu les profaner. On le voit, ces peuples grossiers, quelque passionnés qu'ils fussent pour la guerre, ne perdaient pas de vue les intérêts précieux de la paix intérieure, de l'ordre public.

Nous avons déjà parlé de la rançon du sang versé. Nulle part ce système n'a reçu une forme plus complète que dans le droit germanique. La dénomination de wergeld semble avoir été réservée à l'amende payée

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