Page images
PDF
EPUB

à-dire du droit intercantonal et du droit international, le premier étant beaucoup plus développé que le second. Il est à remarquer que, dans un pays comme la Suisse, le législateur fédéral obéit à une double tendance: il cherche à unifier le droit (loi du 24 décembre 1874 concernant l'état civil, la tenue des registres qui s'y rapportent, le mariage) ou, tout au moins, à régler les conflits entre les lois diverses maintenues en vigueur. Dans les rapports internationaux, le second point de vue est évidemment le seul à envisager.

Ce qu'il est essentiel de relever, et j'entre ainsi dans le vif de mon sujet, c'est que la législation la plus complète et la mieux ordonnée n'aura jamais en cette matière qu'un effet limité. Si, par exemple, en France, au lieu de textes tout à fait insuffisants, nous avions un ensemble de règles précises et judicieuses sur les conflits de lois, il y aurait cet avantage incontestable que les tribunaux seraient mieux qu'aujourd'hui guidés dans l'accomplissement de leur tâche, qu'il serait possible à un jurisconsulte d'indiquer avec certitude les conditions auxquelles un mariage célébré entre étrangers en France ou entre Français à l'étranger serait tenu pour valable en France. Ce serait quelque chose sans doute, mais il n'y a là qu'un côté du problème. Des contestations relatives à ce mariage peuvent s'élever ailleurs qu'en France, dans le pays d'origine des parties ou de l'une d'elles, dans le pays où le mariage a été célébré. Pour le jugement de ces contestations, le Tribunal saisi s'inspirera-t-il des règles suivies en France?

Ce n'est pas sûr, et il pourra se faire que le mariage tenu pour valable en France soit considéré ailleurs comme nul ou réciproquement; il n'y a pas besoin d'insister pour faire ressortir ce qu'a de fâcheux une pareille situation dont souffriront souvent d'innocentes victimes comme les enfants. Sans doute, on est toujours exposé à ce que plusieurs Tribunaux saisis d'une même affaire l'apprécient différemment, surtout quand ces Tribunaux n'appartiennent pas au même pays, mais le risque de sentences contradictoires est singulièrement ag

gravé si ces Tribunaux n'ont pas pour leurs décisions les mêmes règles directrices, si, par exemple, pour déterminer la capacité d'une personne, un Tribunal s'attache à la loi du pays dont cette personne est originaire et un autre à la loi du pays où, en fait, elle est domiciliée. On ne peut remédier à ce grave danger qui compromet d'importants intérêts matériels et moraux qu'en édictant une règle qui s'impose aux tribunaux des divers pays dans lesquels des contestations pourront s'élever pour un même acte juridique. C'est donc par des Conventions internationales que les conflits de lois peuvent être réglés d'une manière vraiment pratique (1).

Chose curieuse, c'est peut-être un jurisconsulte hollandais, le célèbre Jean Voet, qui, après avoir énergiquement affirmé la souveraineté des Etats et leur droit absolu d'écarter les lois étrangères, a le premier conseillé de recourir aux Conventions internationales pour que l'exagération de cette indépendance mutuelle n'entraînât pas de fâcheuses conséquences.

De nos jours, sauf de très rares exceptions, les jurisconsultes qui se sont occupés de ces matières appellent de leurs vœux la conclusion de pareilles Conventions, tout en ne se dissimulant pas les obstacles à surmonter. Le célèbre homme d'État et jurisconsulte italien, Mancini, s'est particulièrement signalé par ses efforts pour y arriver. En 1867, le gouvernement italien lui donnait une mission à l'effet d'ouvrir des négociations officieuses en ce sens en France, en Allemagne, en Belgique. La guerre franco-allemande survint avant qu'elles eussent produit un résultat appréciable. En 1874, Mancini, président de l'Institut de droit international réuni à

(1) Voir à ce sujet Ch. Soldan, De l'utilité des conventions internationales en matière de droit international privé, Paris, 1881.

L'auteur dit dans l'état actuel des choses, la conclusion de traités internationaux réglant les questions de droit international privé nous paraît tellement désirable que nous applaudirions à une entente qui ferait cesser l'incertitude actuelle, même si les principes adoptés nous paraissaient contraires à la véritable théorie.

Genève, lui communiquait un important mémoire intitulé : De l'utilité de rendre obligatoires pour tous les Etats, sous la forme d'un ou de plusieurs traités internationaux, un certain nombre de règles générales du droit international privé pour assurer la décision uniforme des conflits entre les différentes législations civiles et criminelles. Ce mémoire a été le point de départ de recherches poursuivies avec persévérance par l'Institut de droit international dans le but d'élaborer des règles précises sur les principaux conflits des lois civiles, règles de nature à servir de guide, soit pour les législateurs, soit pour les diplomates.

Devenu ministre des affaires étrangères en 1881, Mancini reprit les négociations de 1867, mais n'aboutit encore à aucun résultat. On ne lui en doit pas moins un souvenir reconnaissant et il a certainement préparé le succès de l'entreprise qui ne devait réussir qu'assez longtemps après lui.

Le droit conventionnel fournissait fort peu de dispositions à ce sujet, presque exclusivement, pour l'Europe tout au moins, des règles sur la matière des successions (1). Divers États de l'Amérique du Sud dont les délégués s'étaient réunis en Congrès à Montevideo, du 25 août 1888 au 18 février 1889, avaient arrêté le texte de plusieurs Conventions concernant le droit international privé (2), mais les législations sud-américaines ont le même fonds commun et se rapprochent beaucoup plus les unes des autres que les législations européennes, de sorte que l'entente est sensiblement plus facile (3).

(1) Convention de la France avec l'Autriche (11 décembre 1866), art. 2 et avec la Russie (1er avril 1874), art. 10.

(2) Meili, Die Kodification des internationalen civil-und Handelsrechts, p. 103; Pradier-Fodéré, Revue de droit international, 1889, p. 217 et 561. (3) Je suis heureux de constater la publication d'un Bulletin argentin de droit international privé qui paraît, en français, depuis juillet 1903, sous la direction de M. Zeballos, ancien ministre des Affaires étrangères, professeur de droit international privé à l'Université de Buenos-Aires.

L'honneur d'une initiative décisive était réservé au gouvernement néerlandais. En janvier 1874, il soumettait aux autres gouvernements un Pro memoria savamment rédigé, dans lequel il faisait ressortir les inconvénients de la règle ordinaire, suivant laquelle l'effet et l'autorité des jugements en matière civile et commerciale sont circonscrits dans les limites du pays où ils ont été prononcés, de telle façon que, dans tout autre pays, ils sont sans force et sans valeur. Ne pouvait-on faire disparaître ces inconvénients par une entente sur les conditions auxquelles un jugement rendu dans un pays serait exécutoire dans un autre ? Parmi ces conditions, je relève l'adoption de règles uniformes par rapport au conflit des lois. Sur ce dernier point, le mémoire disait: «Il s'agit toutefois d'une des matières les plus difficiles et les plus compliquées du droit international privé. Le gouvernement des Pays-Bas ne se croit pas autorisé à formuler et à proposer les règles destinées à former sur la matière une espèce de Code européen. Il pense que l'étude de la question n'est pas assez avancée, que la conviction des publicistes et jurisconsultes n'est pas suffisamment assise pour pouvoir faire une proposition de ce genre avec quelque chance qu'elle obtienne l'adhésion des gouvernements intéressés à la solution de l'importante question de l'exécution des jugements rendus à l'étranger. » C'était beaucoup de modestie de la part du gouvernement hollandais. Un quart de siècle devait, du reste, s'écouler avant que des règles fussent effectivement adoptées sur quelques points spéciaux dans l'ordre d'idées signalé en 1874, comme si difficile.

Le gouvernement néerlandais proposait donc la réunion d'une Conférence chargée de s'entendre sur les conditions légales nécessaires pour assurer l'exécution réciproque des jugements prononcés dans un autre pays, et de rédiger un ensemble de règles ayant pour objet de prévenir le conflit des lois civiles et commerciales, tant en matière de compétence judiciaire que sous d'autres rapports. Les règles ainsi

adoptées seraient soumises à l'approbation des gouvernements et pourraient être introduites dans la législation de chaque pays ou faire l'objet de stipulations conventionnelles; des deux manières, le but serait atteint. Je réserve ce dernier point.

Quelques gouvernements acceptèrent l'invitation qui fut déclinée par d'autres, notamment par le gouvernement français, pour des raisons que j'estime décisives, en tant qu'il s'agissait d'arriver à un accord général sur l'exécution des jugements. Elles sont clairement formulées dans une dépêche du duc Decazes, alors ministre des affaires étrangères, en date du 30 mars 1874: Si l'organisation judiciaire d'un pays est défectueuse, si l'intégrité, l'impartialité, la capacité du juge ne se présentent pas avec de suffisantes garanties, on ne saurait abandonner les nationaux à des éventualités si périlleuses pour leurs intérêts et s'engager d'avance à exécuter sur son propre territoire des sentences qui n'auraient d'autre sauvegarde que des règles de compétence et de procédure plus ou moins précises. Mais comment pouvoir discuter librement de pareilles questions dans un Congrès où toutes les puissances seraient représentées? Comment faire un choix entre elles, admettre les unes et exclure les autres sans blesser es susceptibilités les plus respectables ? Je ne fais qu'indiquer ces questions et je me demande si, au lieu de confier à un Congrès le soin de résoudre les difficultés de ce genre, il ne vaudrait pas mieux laisser chaque Puissance libre d'apprécier avec quel contractant et dans quelle mesure elle peut et doit se lier dans une matière si contingente. Ce qui revient à dire simplement que des conventions pour l'exécution des jugements supposent des garanties d'ordre moral qui ne peuvent être appréciées qu'individuellement.

Malgré les adhésions reçues, la Conférence ne se réunit pas. Une Conférence convoquée à Rome une dizaine d'années plus tard par le gouvernement italien ne se réunit pas davantage.

« PreviousContinue »