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et l'Angleterre, ces hommes que l'espoir d'une fortune rapide avait attirés dans l'île, disparurent tout à coup. Une partie alla s'enrichir sur les corsaires ennemis, et ne se ressouvint guère de l'hospitalité qu'elle avait reçue dans les îles françaises, que pour en ravager les côtes qu'elle avait appris à

connaître.

D'un autre côté, la cour de France fut encore trompée dans son intention de faire baisser, par cette voie, le prix des marchandises dont elle permettait l'introduction, et de procurer aux habitants de la colonie la prompte défaite des sirops et des autres productions dont elle n'avait pas réservé le privilége au commerce de la métropole.

Les négociants établis au môle Saint-Nicolas, liés ensemble par un acte d'union, fixaient euxmêmes le prix des objets importés dans l'île, et ils avaient pris leurs mesures pour qu'aucune denrée étrangère ne pût passer dans d'autres mains que les leurs ; ils s'étaient faits aussi les consignataires de toutes les marchandises apportées de l'intérieur pour l'échange. De leurs magasins, les denrées du dehors passaient dans les vaisseaux des caboteurs, et de ces vaisseaux dans les mains des négociants du Cap, accapareurs de troisième main, chez lesquels elles arrivaient décuplées de prix, et souvent avariées. Les sirops éprouvaient les mêmes virements, dans le sens inverse, et il

n'était pas rare de voir le riz, dont l'acquéreur du Môle avait originairement donné quinze ou dixhuit livres au marchand de la Nouvelle-Angleterre, livré à la consommation sur le pied de soixante à soixante-dix livres ; et le sirop, que l'habitant avait été forcé de donner en échange au commerçant du Cap, comme représentant une valeur de vingt-cinq ou trente sols, être payé jusqu'à quarante livres au môle Saint-Nicolas. Des fortunes rapides s'élevèrent en peu de temps sur ce rocher inculte, et dans la capitale du gouvernement; mais leur accroissement n'eut lieu qu'aux dépens de la richesse publique, et le monopole qui leur donna naissance, en même temps qu'il ruinait la colonie, éloigna pour jamais de ses rades le commerce étranger, qu'il rançonnait si durement.

En somme, l'établissement d'un entrepôt au môle Saint-Nicolas ne fit pas tout le bien qu'il aurait pu faire, et amena de grand maux, surtout en ce qu'il entretint une espèce d'hommes qui, pendant la paix, recelaient les vols des nègres; et qui, pendant la guerre, ne servirent que les ennemis de la France: c'est l'effet ordinaire des demi-mesures, de n'ouvrir au bien qu'une porte très étroite, et de laisser à tous les abus un libre passage.

Il serait difficile d'apprécier au juste à quelle somme pouvait se monter la contrebande qui se faisait à cet entrepôt, que sa situation ne permettait pas de surveiller dans tous les temps, et qui ne le fut

exactement dans aucun ce n'est peut-être pas tomber dans l'exagération, que de l'estimer à quinze ou vingt millions.

Cependant il est à remarquer que, malgré cette somme énorme enlevée au commerce régulier, jamais les exportations sur les vaisseaux français n'avaient monté plus haut qu'à cette époque *, quoiqu'elles eussent pu s'élever encore, si l'on eût adopté des vues moins étroites, et que le haut prix des denrées, qui résultait du vice de ces vues, n'eût pas fait de la fraude une sorte de nécessité.

Il semble que le peu de bien que l'arrêt de 1767 avait causé à la colonie, aurait dû éclairer sur le mal qui marchait à sa suite, et en indiquer le remède. Huit ans s'écoulèrent pourtant avant qu'on songeât à quelque amendement; cependant dès l'année 1770, un grand désastre avait dû donner une grande leçon.

Au mois de juin 1770, l'île entière de Saint-Domingue fut bouleversée par un tremblement de terre, tel qu'on n'en avait point eu d'exemple dans les Antilles, où ces phénomènes ne sont pourtant pas rares. Tout espoir de récolte fut anéanti par ce désastre; presqu'en aucun lieu, les édifices publics ou privés ne restèrent debout. Le Port-au-Prince se ressentit surtout de cette affreuse calamité. Cette

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ville, fondée depuis vingt ans à peine, fut renversée de fond en comble.

Le peuple et les chefs errants sur les décombres dans des nuages de poussière et de soufre, jetaient les cris du désespoir. La nuit ne disparut que pour leur rendre plus sensible l'horreur de leur situation; ils se rassemblèrent sur la place du Gouvernement; ungrand nombre de prisonniers, et surtout ceux qu'en ce temps-là on nommait des rebelles, échappés à la mort, et rendus à la liberté, prosternés aux pieds du général et de l'intendant; les esclaves entourant leurs maîtres avec les signes et l'expression de la douleur, offraient un spectacle attendrissant, mais qui prouvait bien mieux la fidélité des uns que l'humanité des autres. Les esclaves ne furent pas mieux traités depuis qu'ils ne l'étaient avant ce désastre, et les prisonniers furent remis en captivité, ou rendus à des supplices que la nature ébranlée, dit un historien, semblait vouloir leûr épargner en renversant les murs de leurs cachots.

On craignait la famine et non pas la révolte. Un citoyen, dont le zèle mérite d'être loué, proposa de s'embarquer pour la Jamaïque, et d'employer sa fortune et son crédit, qui étaient considérables, pour obtenir des secours; mais les capitaines des navires qui étaient dans la rade s'y opposèrent, disant qu'ils avaient à bord pour quinze jours de vivres, et que, pendant ce temps, il pourrait arriver

des navires de France, au préjudice desquels ils ne fallait pas autoriser le commerce avec les Anglais. Il fallait du temps pour relever les fours et pour les mettre en état de recevoir le chauffage; les capitaines se firent boulanger dans leurs navires, et distribuèrent du pain au peuple, sur des promesses de payer. On ne regardait ni à la qualité, ni au prix; mais on peut dire que la qualité était màuvaise et le prix excessif. Aussitôt qu'il y eut des fours, et qu'on put faire du pain dans la ville, les capitaines haussèrent le prix de la farine, et il fallut employer la force et les menaces pour en obtenir à un taux raisonnable. Il y avait bien des pauvres dans la ville : un grand désastre est toujours suivi pour quelque temps d'une misère déplorable; et les agents du commerce de France redemandaient avec usure, à des familles infortunées, le pain que le besoin leur avait fait prendre. Ils employèrent contre elles toutes sortes de voies; c'étaient disaient-ils, des dettes sacrées; et, parce qu'on avait été nourri la veille, il fallait, selon eux, se priver, sans gémir, des moyens de subsister le lendemain. Le gouvernement, en désapprouvant leur conduite, en secondait la rigueur; on murmurait, mais il fallait payer; et l'on apprit à ces infortunés qu'il y avait déjà des prisons, tandis qu'ils demeuraient encore sous des tentes.

La France, était alors en pleine paix sur toutes les mers des deux Mondes; cependant les habitants

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