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LIVRE QUATRIÈME.

La crise politique qui commençait à se déclareren France à la fin de 1788, ne tarda pas à réagir aussi dans les colonies. Saint-Domingue, qui en était la plusriche et la plus importante, en ressentit surtout l'effet. La résolution adoptée par le gouvernement, le 27 décembre 1788, d'admettre aux États-généraux un nombre de représentants du tiers-état égal à celui des membres des deux autres ordres, produisit surtout une vive sensation parmi les colons. Duchilleau, qu'on soupçonnait de favoriser secrètement les prétentions du peuple, venait d'être continué dans ses fonctions de gouverneur -général de la partie française de l'île; il fit de vains efforts pour modérer l'effervescence générale, et pour s'opposer à la formation des assemblées paroissiales et provinciales qui s'organisaient de toutes parts. Ces assemblées furent tenues au mépris des ordres du gouverneur ; et, d'une voix unanime, il y fut déclaré que la colonie avait le droit d'envoyer des députés aux États-généraux. Ces députés furent nommés au nombre de dix-huit, et sans avoir été ар

pelés par la cour, sans que leur départ fût autorisé par le gouverneur, ils s'embarquèrent pour la

France.

Ils arrivèrent à Versailles un mois après que les députés du tiers-états s'étaient constitués en Assemblée Nationale. Leur nombre parut excessif, et ce ne fut pas sans peine qu'ils obtinrent que six d'entre eux seraient admis à faire vérifier leurs pouvoirs et à prendre place dans l'assemblée.

Cependant une société dans laquelle figuraient les hommes les plus honorables, tels que Brissot, Pethion, Mirabeau, Clavières, Condorcet et Grégoire, s'était formée à Paris sous le nom de Société des Amis des Noirs. Le pitoyable état des esclaves dans les îles à sucre avait enfin touché efficacement des cœurs généreux : on commençait à haïr les colons, qu'on n'avait jamais aimés, soit que les fortunes immenses qu'ils apportaient dans la métropole excitassent l'envie, soit que leurs préjugés, qu'on ne supportait alors que chez les gens titrés, eussent blessé l'opinion publique.

D'un autre côté les grands planteurs de SaintDomingue qui résidaient à Paris pour y jouir de leurs richesses, avaient formé dans l'hôtel Massiac, une autre société connue sous le nom du club Massiac, et qui marchait dans le sens de la révolution, mais seulement dans ce que les opinions de celle-ci lui offraient de recours contre les autorités coloniales.

La correspondance du club Massiac avec les assemblées secrètes qui se réunissaient dans la colonie, achevèrent d'y propager les opinions les plus subversives de tout ordre, en ce qu'elles n'avaient pour bases que des intérêts privés, et qu'elles émanaient des vues les plus étroites. La fermentation qui régnait dans le même temps à Paris, n'était rien auprès de la fureur qui bouleversait toutes les têtes à Saint-Domingue.

A la nouvelle de la prise de la Bastille, cette fureur d'enthousiasme fut portée à son comble. Le gouvernement de la colonie, qui déjà luttait avec peine contre les colons novateurs et contre les comités qui se multipliaient chaque jour, se vit ouvertement attaqué par les habitants du Cap, qui s'enhardirent jusqu'à envoyer à l'intendant - général, de Barbé-Marbois, des députés choisis parmi eux, chargés de lui demander compte de sa gestion. Le comte de Peynier, qui venait de succéder à Duchilleau, eut la prudence d'inviter Barbé-Marbois à ne point attendre l'arrivée de cette députation factieuse, qui se dirigeait sur le Port-au-Prince, et le fit embarquer pour la France. Les députés du Cap survinrent peu de temps après que le navire eut fait voile ; ils firent une enquête : la fermeté du comte Peynier la prévint; mais ce premier mouvement illégal imprimé par les colons eux-mêmes, eut les suites les plus funestes, et ceux qui l'avaient causé en furent les premières victimes.

Les couleurs nationales que la France avait arborées avec élan, furent reçues à Saint-Domingue avec une ivresse et une exaltation indicibles : les milices furent assimilées aux gardes nationales françaises, et de toutes parts une jeunesse ardente courut s'y enrôler. L'on donna en un mot dans la colonie une seconde représentation des derniers événements de la mère - patrie: c'était la même ardeur et le même zèle joints à plus de fougue et d'emportement.

Après s'être enrégimentés, les colons voulurent mettre à profit l'humeur belliqueuse qui venait de les saisir; ils inventèrent un conte absurde, une révolte de trois mille nègres secrètement encouragés par le gouvernement; et marchèrent contre ces ennemis qu'ils ne purent rencontrer.

Cette expédition ne fut que ridicule; mais les conséquences en furent incalculables: elle donna à connaître aux noirs qu'une révolte était possible.

Peu de temps après, arrivèrent à Paris les hommes de couleur envoyés en France pour y défendre leurs droits et leurs intérêts. Ils déposèrent 6,000,000 sur l'autel de la patrie, et offrirent le cinquième de leurs biens pour hypothèques de la dette nationale: ils demandaient en échange d'être assimilés en tout aux blancs, qu'ils égalaient en nombre, et avec lesquels ils partageaient toutes les richesses territoriales et commerciales de la colonie. Le président leur répondit qu'aucune

partie de la nation n'aurait réclamé vainement droits auprès de l'assemblée des représentants du peuple français.

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Dans le même temps, une discussion toute philanthropique sur l'esclavage des noirs, s'ouvrait dans le sein de l'Assemblée; la nation entière paraissait avoir fait de cette grande question la sienne propre, et, le 4 décembre, un membre distingué de la législature, prononçait ces paroles hardies et désintéressées : « Je suis un des plus grands proprié<< taires de Saint-Domingue; mais je vous déclare « que dussé-je perdre tout ce que j'y possède, je le préférerais, plutôt que de méconnaître les principes que la justice et l'humanité ont consacrés : je me déclare et pour l'admission des sang-mêlés • aux assemblées administratives, et pour la li«<berté des noirs ». Ces paroles fameuses du député Charles de Lameth, parurent intempestives aux yeux du plus grand nombre; leur effet fut terrible, elles épouvantèrent les grands planteurs, et leur inspirèrent contre les hommes de couleur une haine profonde qui ne tarda pas à éclater. Elle décida au Cap l'exécution du mulâtre Lacombe, dont tout le crime était d'avoir signé une pétition, dans laquelle il réclamait les droits de l'homme; et on lit dans le tome 3 de l'ouvrage intitulé Débats des colonies, que le plus grand crime qu'on reprocha à cet écrit, était dans la forme inusitée de sa rédaction.

Les mulâtres du petit Goave avaient adressé à

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