Page images
PDF
EPUB

basée sur quelques preuves; il suffisait peut-être à Peynier qu'il y eût dans l'assemblée générale des hommes qu'on pût juger capables de vendre, et qu'on sût les Anglais toujours disposés à acheter. L'assemblée générale, à son tour, accusait le gouverneur de préparer une contre-révolution. On ne que les sentiments connus de Peynier et peut nier de Mauduit n'eussent pu donner quelque créance à cette imputation; quoique les concessions des droits politiques accordés aux hommes de couleur eussent été soutenues par ceux-ci, tandis que les généreux réformateurs de l'assemblée générale s'en étaient montrés les plus intraitables adversaires.

Cependant les deux corps ennemis s'avançaient contre Saint-Marc avec célérité : l'assemblée s'effrayait du peu de forces dont elle pouvait disposer; elle comptait cependant sur les secours des grandes villes, sur ceux de la masse des planteurs, sur les comités de l'Ouest et surtout sur les petits blancs.

Dans ce moment, parut en vue de Saint-Marc le vaisseau le Léopard. Les autorités du Portau-Prince lui avaient enjoint de quitter la rade de cette ville et de faire voile pour la France; mais il n'avait franchi que le canal Saint-Marc et s'était présenté devant cette ville. Son équipage vint faire soumission à l'assemblée par l'organe du lieutenant Santo Domingo, neveu de La Galissonnière, et en même temps l'un des riches planteurs de l'île. Cet officier déclara, pour lui et les

siens,

«

qu'il défendrait l'assemblée jusqu'à la

dernière goutte de son sang; mais qu'il ne pou« vait prendre sur lui d'agir offensivement en son << nom contre ses ennemis ».

Le temps pressait ; les sommations des assiégeants étaient fréquemment répétées, et bientôt elles allaient ne l'être plus; il fallait vaincre ou fuir. L'assemblée générale prit alors une résolution subite, qu'on a trouvée grande et qui nous paraît l'être peu; elle s'embarqua en masse pour la France sur le Léopard, protestant contre la violence dont elle se prétendait la victime, et résolue d'aller réclamer de l'Assemblée nationale une éclatante justice. Dès ce moment la guerre se trouva suspendue comme par une trève; les deux partis convinrent de s'en rapporter à la décision de l'Assemblée nationale. Le comte de Peynier convoqua toutefois les assemblées primaires pour la nomination des nouveaux députés; mais les communes ne répondirent point à cette convocation, et celles qui s'assemblèrent protestèrent contre la conduite du gouverneur-général, en réélisant les membres absents de l'ancienne assemblée.

Ce mépris qu'on marquait à l'autorité coloniale ne manqua pas de l'affaiblir singulièrement. Peynier crut remédier au mal en usant de sévérité; un conseil de guerre condamna à mort, par contumace, cent vingt-sept soldats du régiment du Port-auPrince, qui s'étaient rangés du parti de l'assemblée ;

cet arrêt, irrita au dernier point les esprits, qu'il eût fallu chercher à calmer.

Un incident nouveau vint bientôt compliquer la situation respective et des deux partis, changer la scène, et commencer un autre ordre d'événements pour l'histoire de Saint-Domingue.

Vincent Ogé, homme de couleur, fils d'un riche boucher du Cap, commissaire des mulâtres en France, et affilié à la société des Amis des Noirs, s'était dirigé d'abord de Paris sur Londres, où le fameux négrophile, Thomas Clarkson, l'avait de nouveau encouragé; parti d'Angleterre le 18 août, il aborda au Cap français le 17 octobre 1790, sous le nom de Poissac, avec le titre de lieutenant-colonel, et la décoration du Lion qu'il avait achetée du prince de Limbourg; de là il gagna le Dondon, lieu de sa naissance et où sa mère avait une riche habitation, s'aboucha avec un homme de sa caste, nommé Chavanne, et tous deux à la tête de 200 hommes, ils marchèrent sur la grande Rivière. Du camp qu'il établit en cet endroit, Ogé envoya au président de l'assemblée du Nord, la lettre suivante. Vincent Ogé aux membres composant l'assemblée provinciale du Cap.

« Messieurs, un préjugé trop long-temps soutenu va enfin tomber. Je suis chargé d'une commission bien honorable pour moi, sans doute. Je vous somme de faire promulguer dans toute la co

lonie l'instruction de l'Assemblée nationale, du 28 mars, qui donne sans distinction, à tous citoyens libres le droit d'être admis dans toutes les charges et fonctions; mes prétentions sont justes et j'espère que vous y aurez égard. Je ne ferai pas soulever les ateliers, ce moyen est indigne de moi.

"

Apprenez à apprécier le mérite d'un homme dont l'intention est pure. Lorsque j'ai sollicité à l'Assemblée nationale un décret que j'ai obtenu en faveur des colons américains, connus anciennement sous l'épithète injurieuse de sang-mêlés, je n'ai point compris dans mes réclamations le sort des nègres qui vivent dans l'esclavage. Vous et nos adversaires avez empoisonné mes démarches pour me faire démériter des habitants honnêtes. Non, non, Messieurs, nous n'avons que réclamé pour une classe d'hommes libres, qui étaient sous le joug de l'oppression depuis deux siècles. Nous voulons l'exécution du décret du 28 mars. Nous persistons à sa promulgation, et nous ne cesserons de répéter à nos amis que nos adversaires sont injustes et qu'ils ne savent point concilier leurs intérêts avec les nôtres.

« Avant d'employer mes moyens, je fais usage de la douceur; mais si, contre mon attente, vous ne me donnez pas satisfaction de ma demande, je ne réponds pas du désordre où pourra m'entraîner ma juste vengeance. »

Cette missive avait été apportée au Cap par deux

dragons, tombés au milieu de la troupe d'Ogé, et qui étaient porteurs d'ordres dirigés contre lui. Il leur avait également remis une autre lettre pour le commandant militaire de la province du Nord. Elle était plus courte et plus énergique.

сс

Nous exigeons la proclamation du décret du 28 mars; nous nommerons des électeurs, nous nous rendrons à Léogane, nous repousserons la force par la force, si l'on nous inquiète; l'amour-propre des colons se trouverait insulté si nous siégions à côté d'eux; mais a-t-on consulté celui des nobles et du clergé pour redresser les mille et un abus qui existaient en France? >>

:

Pour toute réponse, le chevalier de Mauduit marcha contre les révoltés; mais à cette première rencontre il fut battu, quoiqu'il eût avec lui 600 hommes le colonel du régiment du Cap, de Cambefort, sortit alors avec 1,500 hommes et mit les insurgés dans une déroute complète. Ogé et son lieutenant Chavanne parvinrent à s'échapper, et se réfugièrent avec une partie des leurs dans les possessions espagnoles; le reste fut ou tué ou fait prisonnier.

Ogé s'était cru sauvé; mais l'assemblée du Nord avait juré sa perte et vint, au nom du gouvernement, demander son extradition et celle de ses complices au gouverneur Don Joachim Garcia. Cette demande fut accordée sur-le-champ, la consternation s'en répandit parmi tous les hommes de

« PreviousContinue »