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Laveaux fut estimée 50,000 écus: il appartenait à une ancienne noblesse ; la révolution lui avait fait perdre beaucoup, et il avait sacrifié davantage encore aux besoins du service militaire dont il était chargé. Il alla plus loin que Rigaud: « Votre qualité d'ennemi, écrivait-il au colonel anglais dont il avait reçu malgré lui les ouvertures, ne vous donne pas le droit de me faire une insulte personnelle; comme particulier je vous demande satisfaction de l'injure que vous m'avez faite. »

Whitelocke ne lui rendit point raison, et renouvela avec aussi peu de succès les offres qu'il avait déjà faites. Laveaux était alors gouverneur provisoire de la colonie: la ville du Cap ne semblant lui offrir aucune ressource pour la défense, il l'abandonna pour se rendre vis-à-vis de la Tortue, et s'y retrancher sur le même terrain où les Français et les flibustiers, conquérants de Saint-Domingue, avaient formé leurs premiers établissements. Le Port-de-Paix, chef-lieu de ce petit territoire, fut fortifié de toutes parts, et, sous ses murs, Laveaux brava tous les efforts de l'Anglais qui, à vingt lieues de là, maître du môle Saint-Nicolas, dominait comme d'une hauteur, sur toutes les approches du Port-de-Paix; tandis que les Espagnols, possesseurs de tout le Nord, avaient resserré de jour en jour sa position de ce côté.

Dans ce temps et au milieu de ces circonstances, s'éleva, comme tout à coup, la fortune d'un noir à jamais célèbre ; d'un homme, qui après avoir vécu

cinquante ans dans l'état d'esclavage, et sachant å peine lire quand il atteignit cet âge, parvint au faîte des honneurs militaires, non-seulement pardessus ceux de sa nation, mais par-dessus même les blancs orgueilleux dont pas un ne put méconnaître son esprit supérieur et sa vue profonde.

Toussaint-Bréda était le nom de ce chef fameux, qui fut plus tard connu sous celui de ToussaintLouverture.

Le gouverneur de Laveaux entretenait secrètement une correspondance avec cet homme, qui avait reçu du gouvernement espagnol le grade de colonel. Le général français, qui l'apprécia dès les premiers instants, lui fit offrir le titre de général de brigade, que Toussaint accepta. Il déserta donc, après avoir étonné, le jour même de son départ, le camp espagnol par sa feinte dévotion, et par les apparences trompeuses de son dévouement. Après avoir entendu la messse et reçu les sacrements avec un recueillement peu commun, il fit sa retraite le 25 juin, des hauteurs de la Marmelade, avec une colonne de noirs à ses ordres, tua les Espagnols qui se trouvèrent sur son chemin, dispersa les postes qui ne voulurent pas se rallier à lui, et se rendit, par Plaisance et le Gros-Morne, aux ordres du général de Laveaux. Sa défection entraîna celle de plusieurs autres bandes, et la reddition de la Marmelade, de Plaisance, du Gros-Morne, d'Enneri, du Dondon, de l'Acul et du Limbé.

On ne sait pas bien si Toussaint était né en Afrique ou dans la colonie. Il paraît cependant qu'il vit le jour en 1745, dans l'île de Saint-Domingue, sur l'habitation Bréda, voisine du Cap, et qui appartenait au comte de Noé, l'un des plus riches planteurs de la province du Nord. Des colons ont attaché un singulier amour-propre à rappeler que cet homme extraordinaire avait été leur esclave; et, s'il fallait croire toutes ces prétentions diverses, Toussaint aurait fréquemment changé de maître; cependant, lors de la révolte des nègres, en 1791, il était encore au nombre des esclaves noirs de l'habitation sur laquelle on présume qu'il est né. Bayou de Libertas, procureur de cette plantation, avait pris, dès son jeune âge, Toussaint en grande amitié ; la conduite du jeune noir lui avait mérité ces égards : des l'âge de vingt-cinq ans il s'était marié, et il avait eu de son union une famille nombreuse qu'il chérissait.

Les quarante-cinq premières années de sa vie n'offrent guère de particularités intéressantes. Par les soins de Bayou, il avait appris à lire et à écrire, et il avait quelques notions d'arithmétique. Cette éducation, tout incomplète qu'elle était, l'avait fait élever au grade de postillon de son maître, condition qui le plaçait beaucoup au-dessus des autres esclaves; et ceux-ci avaient pour le postillon Toussaint un respect infini. Un grand nombre des noirs de l'habitation Bréda avaient pris part à l'in

surrection de 1791; mais tous pressaient Toussaint de se joindre à eux, et de marcher à leur tête. Il profita de cette influence pour sauver les possessions de son ancien maître d'une ruine certaine. Quand tout ce qui était blanc, ou qui appartenait à cette race, était voué à la destruction, Bayou de Libertas put, grâce à ses soins, s'échapper avec sa famille et une riche cargaison, et gagner les États-Unis.

Aprés avoir payé un tribut de reconnaissance à ce bienfaiteur, Toussaint s'occupa entièrement des intérêts de sa caste. Il rejoignit le corps commandé par Biassou, et lui fut adjoint comme lieutenant, avec le titre ridicule de médecin des armées du roi. Quand les Espagnols eurent attiré à eux les noirs révoltés, il reçut de ce gouvernement le titre de colonel. Biassou, en qui de grands talents militaires étaient ternis par une insigne férocité, venait de mourir, après avoir été déchu de ses titres et de son autorité. Toussaint semblait devoir prendre sa place; mais Jean-François ne paraissait pas d'humeur à continuer, avec un homme de fortune nouvelle, le partage de ses pouvoirs. Ce fut alors que l'offre du général Laveaux parvint à ToussaintLouverture, qui se jeta dans les bras des Français, par ambition autant que par un reste d'attache

ment.

Le crédit de Toussaint sur les noirs était immense: dès que Laveaux put s'en aider, il parvint facilement à licencier les bandes de Jean-François,

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et à réduire tout le Nord, à l'exception du môle Saint-Nicolas, dont les Anglais demeurèrent maîtres. Dans l'Ouest, Toussaint-Louverture les poursuivit jusqu'aux sources de l'Artibonite, et les força de se jeter dans Saint-Marc.

Il était venu camper aux Verrètes, à la PetiteRivière et sur l'Esther là, par une ruse peu digne d'un grand caractère, il faillit s'emparer du commandant anglais, Thomas Brisbanne; mais celui-ci, qui soupçonna le danger, s'était fait bravement remplacer à l'entrevue qui lui était demandée, par un émigré français et quelques hommes de couleur attachés au parti de l'Angleterre. Leurs premières paroles furent d'offrir à Toussaint le prix de sa défection. Le chef nègre les attendait à cette proposition: il se rendit maître de leurs personnes, et ils furent passés par les armes au nombre de vingt-sept, « pour tentative de corruption sur un officier de la république.

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Après cette exécution, Toussaint voulut former le siége de Saint-Marc; mais il échoua dans cette entreprise, comme le général Rigaud dans son attaque sur le Port-au-Prince.

Cependant le 22 juillet 1795, à la suite de la paix de Bade, le roi d'Espagne avait fait à la république française une cession pleine et entière de la partie ci-devant Espagnole de Saint-Domingue, par un traité dont nous rapporterons ici quelques articles:

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