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pouvoir, il rendit toujours à la commission un compte régulier de toutes ses actions. Cependant il confiait presque entièrement l'autorité à des hommes de sa couleur, et attachait les noirs aux habitations.

Pendant qu'il établissait ainsi à main armée son autorité, le chef des noirs, de son côté, ne négligeait rien pour étendre la sienne. Du moment où il s'était vu associé au gouvernement de SaintDomingue, il s'était écrié : Après bon Dieu, c'est de Laveaux. Mais une fois investi du commandement d'une division, et si près de la place occupée par son ami et son bienfaiteur, il travailla à le remplacer. Ce fut lui qui le désigna, tant à la commission qu'aux habitants, comme le député le plus agréable à envoyer au Corps-Législatif, se débarrassant ainsi d'un homme qu'il aimait peut-être, mais que son ambition le poussait à rejeter loin de lui.

Santhonax, qui avait renvoyé en France le géné-ral Rochambeau, et qui craignait les plaintes de cet officier - général et celles de ses collègues déportés, avait brigué pour lui-même le titre de député au Corps-Législatif, afin que cette preuve de sa popularité fit excuser quelques actes de son administration.

Il était important pour les commissaires de faire oublier, par quelque expédition importante, les événements du Sud. Ils pensèrent à faire attaquer

- 1796. les Anglais sur tous les points où ces ennemis commandaient encore: tandis que d'un côté le général Rigaud les combattait sur la langue de terre qu'ils occupaient dans le Sud, de l'autre Toussaint-Louverture débouchait par les sources de l'Artibonite sur le Mirebalais, les chassait des Grands Bois, et rétablissait dans l'Ouest l'honneur des armes de la République. Ce chef avait tant d'influence sur les noirs, qu'il les organisait à sa volonté, et qu'il détachait journellement de l'armée anglaise quelquesunes des bandes qu'elle avait à sa solde, Ce fut alors que les commissaires, qui voulaient priver entièrement l'ennemi du secours des nègres, proclamèrent Louverture général en chef des armées de Saint-Domingue.

Pendant que les Anglais avaient peine à lutter contre les armes françaises dans l'Ouest et dans le Sud, le général Desfourneaux les pressait vigoureusement dans le Nord. Quatre colonnes d'attaque environnaient les hauteurs de Vallière, où l'ennemi, à l'aide de quelques détachements, entretenait ce qu'il appelait la Vendée de Saint-Domingue; Henri Christophe, alors chef de brigade, et qui depuis se fit roi d'Hayti, contribua puissamment au succès de cette expédition.

Ce fut alors que le chef de brigade du génie, Vincent, fit faire le premier essai du système ingénieux de fermage qui a soutenu la culture dans la colonie ; une police de ferme fut passée avec l'ad

ministration pour des prix d'abord peu élevé, et, par ces mesures, Saint-Domingue parut devoir recouvrer bientôt son ancienne splendeur : la ville du Cap et les habitations du Nord se relevèrent comme par un subit enchantement. ToussaintLouverture contribua beaucoup, par ses opinions particulières, si influentes sur les nègres, à les ramener à l'agriculture. Il disait : « Je n'ai pas envie de passer pour un nègre de la Côte, et je saurai << aussi bien que les autres tirer parti des richesses << territoriales; la liberté des noirs ne peut se conso«lider que par la prospérité de l'agriculture ». Ces paroles, répandues parmi les chefs noirs, avaient fructifié; elles inspiraient à tous le désir d'acquérir et de conserver.

Le commissaire Santhonax, que les circonstances où se trouvait la colonie avaient empêché de se rendre en France à son poste, au sein du CorpsLégislatif, s'aperçut un peu tard que le crédit du chef noir, dont il avait élevé la fortune, avait insensiblement remplacé le sien. Il ne put même ignorer long-temps que Toussaint travaillait activement à la ruine de l'autorité de son bienfaiteur. Il voulut d'abord renverser son ouvrage; mais il n'était plus temps. Il apprit bientôt que le général nègre s'était concerté avec Raymond pour lui enjoindre de quitter la colonie; et il ne doutait plus de cette nouvelle, lorsque, le 3 fructidor de l'an 5 (20 août 1797), Toussaint-Louverture vint se présenter à

lui, à la tête d'un état-major nombreux. A sa vue, le noir s'inclina jusqu'à terre; mais cette humiliation apparente, cet abaissement déguisé, n'en imposaient plus à la pénétration de Santhonax : il se vit isolé, et se crut trop heureux que le chef suprême de l'île daignât lui témoigner un respect et une obéissance extérieurs. Toussaint était porteur d'une lettre, qu'il remit au commissaire; mais cette première épître ne lui parut pas assez respectueuse, et, par déférence pour le libérateur des noirs, il en écrivit le même jour une seconde dans laquelle parlant, non plus au nom de la volonté générale, mais au sien propre, il s'exprimait en ces termes :

TOUSSAINT-LOUVERTURE, général en chef de l'armée de Saint-Domingue, au citoyen SANTHONAX, représentant du peuple, commissaire délégué le Gouvernement aux Isles-sous-le-Vent.

par

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« Le vœu du peuple de Saint-Domingue s'était fixé sur vous pour le représenter au Corps-Législatif : dans la lettre que nous vous avons écrite, nous avons voulu joindre notre assentiment particulier à la volonté générale. Si les ennemis de la liberté s'obstinent encore à vous poursuivre, ditesJeur que nous avons protesté de rendre leurs efforts impuissants, et que nos moyens sont notre courage, notre persévérance, notre amour du travail et de

l'ordre. C'est par nos vertus et notre attachement à la République, que nous répondrons à leurs calomnies, et, d'après ce que vous avez vu dans la colonie, vous avez déjà senti qu'il nous était aussi facile de défendre notre cause, que de terrasser nos ennemis. Salut et respect.

Signé TOUSSAINT-LOUVERTURE. »

Le général noir Léveillé et plusieurs officiers blancs qui avaient refusé d'approuver le renvoi du commissaire Santhonax, étaient passés en France avec lui, et ne manquèrent pas d'appeler toute l'attention de l'autorité sur l'ambition d'un homme qui venait, au mépris des pouvoirs constitués, de se placer à la tête du gouvernement de la colonie. Cependant Toussaint, qui avait prévu les plaintes et les accusations de Santhonax, envoyait deux de ses enfants achever leur éducation en France, avec une lettre adressée aux Directeurs, et dans laquelle il disait : « Qu'on devait lui savoir gré de sa con<< fiance dans le Directoire, assez grande pour qu'il « lui livrât ses enfants, à une époque où les plaintes

qu'on allait porter contre lui pouvaient mettre << en équivoque la sincérité de ses sentiments ». En même temps, le chef de brigade Vincent, son émissaire, circonvenait les chefs de l'État pour leur faire comprendre l'impossibilité où serait restée la colonie de se relever sous l'administration inquiète et turbulente du commissaire Santhonax, et sans

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