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les mesures adoptées par le général noir. Les Directeurs se laissèrent persuader, éblouis peut-être par les espérances que Toussaint laissait entrevoir; où, plutôt, l'assurance que celui-ci manifestait leur imposa; il comptaient sur lui, parce qu'il y comptait beaucoup lui-même. Mais la foi qu'ils avaient en cet homme le leur faisait redouter. Ils pensèrent que la mission de l'agent qu'on devait envoyer à Saint-Domingue était délicate, et demandait un mûr examen dans le choix qu'on devait faire. Le général Hédouville fut chargé par eux d'aller observer et contenir l'ambition d'un chef assez hardi pour oser peut-être un jour se déclarer indépendant, et assez puissant pour réussir.

Toussaint, de son côté, qui appréciait toutes les usurpations qu'il s'était permises, comprit qu'il avait besoin de l'éclat et du prestige de toute la renommée militaire pour les légitimer; il s'occupa dès lors sérieusement de l'entière expulsion des Anglais du territoire de la colonie. Les maladies épidémiques avaient moissonné une partie de leurs troupes; mais ils avaient tourné leurs efforts dans une autre direction: ils tentaient de combattre avec de l'or. Ils avaient déjà échoué devant le genéral Rigaud; ils voulurent séduire Toussaint-Louverture. Des parlementaires, envoyés sous des prétextes vagues et spécieux, portèrent à ce chef des noirs des propositions si flatteuses, qu'on assure qu'elles séduisirent un moment sa vanité : même

des négociations sérieuses furent secrètement entamées, et la guerre, loin d'être ce qu'on devait l'attendre entre des noirs nouvellement armés, et des ennemis qui faisaient une dernière tentative de désespoir, était devenue une espèce de parade militaire sans conséquence.

Les choses en étaient là lors de l'arrivée du général Hedouville : cet agent du Directoire, qui n'amenait avec lui qu'une garde d'honneur, n'était pas en position de lutter contre un homme investi de tout pouvoir, et jouissant d'une influence incroyable sur tout ce qui l'entourait. Hédouville avoit fait preuve d'habileté et même de talent au sein des dissensions civiles qui avaient désolé la France il fit la faute de débarquer à Santo-Domingo, c'était marquer une défiance inutile. On était disposé à l'accueillir favorablement; mais, dès son arrivée, il gâta tout.

Il commença par blesser l'amour-propre du commissaire Raymond, en lui marquant qu'il savait combien peu Santhonax avait eu à se louer de lui. Toussaint se choqua de l'accueil fait à son ami. Les plaisanteries déplacées des officiers de l'étatmajor d'Hédouville achevèrent d'indisposer le général noir. Il différa à se rendre au Cap, où l'agent du Directoire l'attendait; il s'y rendit cependant en même temps que le général Rigaud, qui fut mieux reçu que lui. Le mécontentement de Toussaint en redoubla. Pour rappeler ses services, il

affecta de se plaindre du poids de son commandement: un officier supérieur français, qui le prit au mot dans ses doléances, soit de bonne foi, soit malignement, lui proposa de le mener en France; mais Toussaint, montrant un arbre nain du jardin où il se trouvait alors, « C'est bien mon projet, « répondit-il, mais je l'exécuterai quand cet ar« buste pourra faire un vaisseau pour m'y porter ».

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Louverture ne demeura pas long-temps au Cap; il quitta Hédouville, et rejoignit l'armée. Le général français s'applaudit d'abord du départ de ce chef, dont le voisinage le gênait; mais bientôt il sentit qu'absent ou présent, ce rival était toujours dangereux d'ailleurs il n'osait trop compter sur sa fidélité à la France. Le Port-au-Prince venait de se rendre la garnison avait obtenu une capitulation si honorable, qu'il était presque permis à l'agent français d'accueillir les bruits défavorables à l'intégrité du chef des noirs, que cette circonstance accréditait. Hédouville déclara alors qu'il lui appartiendrait désormais de traiter de l'évacuation des autres points de la colonie, et il conclut bientôt la capitulation du môle Saint-Nicolas, qui lui fut remis par les Anglais, sous les ordres du célèbre lord Maitland, au moment même où un secours considérable leur arrivait de la Grande-Bretagne et des îles anglaises.

Toussaint-Louverture, instruit de cette capitulation, à laquelle il n'avait point eu part, éleva les

plaintes les plus violentes : il fit mieux; il parvint à déterminer Maitland à déchirer le premier acte de reddition, déjà rendu public, et à déclarer qu'il ne voulait contracter d'arrangements qu'avec l'autorité militaire, à qui seule il reconnaissait le pouvoir de traiter avec lui.

Toussaint-Louverture alla donc au môle SaintNicolas, où les troupes anglaises lui rendirent les plus grands honneurs : le clergé vint au-devant de lui, et le reçut sous le dais, après avoir fait porter le Saint-Sacrement à sa rencontre. Maitland lui offrit un banquet somptueux sous une tente magnifique dressée sur la place d'armes; et, après le repas, il fit présent au général noir, au nom du roi d'Angleterre, de toute l'argenterie qui avait paru dans le banquet. Ce ne fut pas tout: Louverture fut engagé à passer en revue les troupes anglaises, qui défilèrent devant lui. Le général lui offrit encore pendant cette cérémonie, publiquement, et au nom de son roi, deux coulevrines en bronze, et la maison du gouvernement, que les Anglais avaient fait bâtir durant leur occupation, et qu'ils avaient richement meublée.

Tant d'honneurs rendus annonçaient, de la part des Anglais, des intentions secrètes qui n'échappèrent à personne, pas même à celui qui en était l'objet. Ils voulaient engager le chef des noirs à méconnaître l'autorité de la France; le général Maitland alla jusqu'à lui offrir de le faire roi d'Hayti,

s'il consentait, en montant sur le trône, à signer un traité de commerce exclusif en faveur de la Grande-Bretagne; et, pour appuyer cette offre, l'Anglais l'assurait qu'une forte escadre britannique serait toujours dans les ports ou sur les côtes du nouveau royaume pour le protéger.

Toussaint était ambitieux, mais il était profondément politique; peut-être aussi un sentiment d'honneur dut-il l'arrêter. En un mot, il refusa les offres brillantes du gouvernement anglais; soit qu'il eût honte de trahir la France et la révolution, dont le haut désintéressement avait proclamé la liberté de sa caste, pour des ennemis qui ne cachaient pas même les vues d'intérêts qui les faisaient agir; soit qu'ayant appris les défaites récentes des Anglais dans l'Égypte, qu'ils n'avaient pas su défendre contre le général Bonaparte, et surtout la hâte qu'ils avaient de quitter la colonie, il comptàt peu sur leur appui.

Après cette entrevue inutile, Maitland se prépara à rendre au chef noir la visite qu'il en avait reçue. Confiant dans le caractère de ce général, il se rendit au camp des Français, accompagné seulement de deux officiers. Le camp était pourtant à une distance considérable de la ville, et tout le pays qu'il fallait traverser était occupé par des nègres, ennemis jurés des Anglais. Le Commissaire Roume, Irlandais de nation et qui, à ce titre, haïssait peut-être plus les Anglais qu'en vertu de son

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