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faire l'exposition de ma conduite, de celle du général Hédouville, et me repose sur votre justice, sur le prononcé qui doit en résulter.

« Aussitôt que j'ai eu rétabli la tranquillité publique, j'ai député auprès du commissaire Roume, votre délégué dans la partie ci-devant espagnole de cette île, pour le conjurer, au nom du salut public, de venir prendre les rênes du gouvernement abandonnées par le général Hédouville; persuadé que sa détermination sera conforme aux vœux de tous les bons Français, j'attends avec impatience son arrivée pour l'aider de tout mon pouvoir dans les importantes fonctions de sa nouvelle place. Salut et profond respect. »

Signé TOUSSAINT-Louverture.

Cap, le 22 brumaire, l'an 7 de la République française, une et indivisible.

Une conséquence des événements que nous venons de raconter était facile à prévoir; c'était une rupture imminente entre les nègres et les hommes de couleur.

Le commissaire Roume qui, après le départ d'Hédouville, avait pris le titre d'agent du Directoire: appela au Port-au-Prince les deux chefs de la colonie, dans la vue de concilier leurs opinions et de les amener à une franche et sincère réconciliation; mais le général Rigaud, blessé tout récemment dans son amour-propre par une division territoriale,

qui restreignait le département militaire du Sud réuni à son commandement, ne parut guère disposé à reconnaître Toussaint comme son chef; il alla même jusqu'à accuser le général noir de conspiration, il suspendit ses relations avec lui; et de cette première rupture à des initiatives sanglantes, il n'y avait pas loin pour ces hommes déjà depuis si long-temps rivaux et ennemis.

pur,

Les hommes de couleur, effrayés de voir passer le commandement suprême entre les mains d'un Africain vinrent en foule se ranger sous les drapeaux de Rigaud; de leur côté, les noirs s'armèrent, et les deux partis se montrèrent également acharnés. Les deux partis portaient également les couleurs de la France, et prétendaient combattre pour elle; les blancs n'étaient presque plus comptés pour rien dans cette querelle: selon leurs intérêts ou leurs opinions, ils se rangeaient d'un côté ou de l'autre; mais c'étaient des auxiliaires trop peu sûrs pour qu'on en fit grand cas.

La guerre avait commencé sous les plus sanglants auspices, Rigaud avait fait impitoyablement massacrer, sans distinction d'âge, de sexe et de couleur, tout ce qui s'était trouvé au sac de Léogane, qu'on venait de distraire de son autorité. Toussaint, en apprenant ce massacre était monté en chaire, et après avoir annoncé son départ et prédit ses succès, la chûte de Rigaud et la ruine des hommes de couleur: « Je le vois, avait-il dit, je le vois au fond de vos.

«< ames, vous étiez prêts à vous soulever contre moi; « mais bien que toutes les troupes doivent en ce << moment quitter la partie de l'Ouest, j'y laisse «mon œil et mon bras: mon œil qui saura vous «< surveiller, mon bras qui saura vous atteindre. » Les hommes de couleur consternés sortirent de l'église pleins de stupeur, et se retirèrent dans leurs maisons; mais leurs frères du Sud défendirent avec orgueil, et souvent avec succès, les approches de leur territoire; tous ceux des agents de Toussaint qui tombaient au pouvoir de Rigaud, furent égorgés, sans que l'ennemi se lassât d'attaquer et d'exercer de cruelles représailles. Mais un événement imprévu faillit perdre Toussaint et le parti des noirs: il fut ourdi une vaste conjuration, dont les ramifications s'étendaient sur toute la portion de la colonie ou commandait Louverture. Ce complot échoua au moment de l'exécution, et ne fit qu'accroître le pouvoir de celui qu'il devait abattre.

Déjà les conjurés croyaient avoir poussé à bout leur entreprise, quand Toussaint, instruit de tout, ordonne en même temps l'arrestation et le supplice des traîtres, s'élance du Port-au-Prince vers le Nord, force le passage du pont de l'Esther, fond sur les hommes de couleur qu'il surprend, délivre les blancs prisonniers dans les quartiers des Gonaïves et du Gros-Morne, et vient s'emparer du môle SaintNicolas.

Les hommes de couleurs du Nord, qui avaient

tous pris part au complot, furent horriblement persécutés : et rien n'annonçait le terme de leurs malheurs, lorsque Toussaint-Louverture arriva inopinément au Cap; les captifs se persuadèrent qu'il venait décider leur mort: il invita tous les habitants à se rendre à l'église : toutes les autorités civils et militaires durent s'y trouver. La garnison noire bordait la place, et à la tête du piquet de service dans l'église se trouvaient les hommes de couleurs, presqu'entièrement nuds et dans le plus grand abattement. Toussaint - Louverture se place à la tête de la troupe, prononce avec onction un pompeux éloge du pardon des injures, que tout bon chrétien doit pratiquer; et, pour être conséquent avec lui-même, il proclame à l'instant la grâce et la liberté de tous les mulâtres, faisant remettre à chacun d'eux des habits et un secours en argent pour aller rejoindre ses frères qui, disait-il, souffrent et les attendent avec impatience.

Cet acte inattendu de clémence produisit un enthousiasme général : les bénédictions accompagnèrent à la sortie de l'église celui qui en était l'auteur; la générosité de Toussaint n'eût pas cependant tout l'effet qu'à coup sûr il en avait attendu; les hommes de couleur qui n'avaient point encore déposé les armes continuèrent les hostilités. Pour leur opposer des combattants, on arma tous les blancs du Nord et de l'Ouest, qui n'osèrent refuser ce service.

L'agent Roume, voyant que tous ses efforts pour éteindre le feu de cette guerre, étaient superflus, fit partir pour la France le chef de brigade du génie Vincent, chargé d'aller rendre compte au Directoire de la division malheureuse des deux principaux chefs de la colonie; mais la guerre n'en continua pas moins de part et d'autre avec un acharnement effroyable.

Mais le parti de Rigaud était à la longue accablé par le nombre; toutes les places lui furent successivement enlevées, et on l'avait repoussé jusqu'aux Cayes; enfin, il n'avait plus d'autre ressource contre l'ennemi, que de faire de tout le pays qu'il laissait derrière lui, une vaste solitude; et cette ressource, il en recommandait l'usage à ses subalternes avec tant d'exigence, qu'il leur ordonnait même de ne pas laisser après eux «< un arbre qui n'eût les racines en l'air. »

Toussaint songeait à forcer son rival dans ses derniers retranchements, lorsqu'il apprit le retour de Vincent, faisant partie d'une députation envoyée par la France et composée en outre du commissaire de couleur Raymond et du général Michel. Les membres de cette députation étaient tous connus de Toussaint, et ce chefleur avait plus d'une fois témoigné de l'intérêt et de la confiance: cependant il s'assura de la personne des deux officiers blancs, afin d'apprendre s'ils n'avaient pas de mission secrète, et de connaître d'avance le contenu des dépêches dont

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