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de juges : « Je le veux bien, parce que je présumę - Non, mon général. » que vous savez le latin. » Comment, vous voulez être juge, et vous ne sa»vez pas le latin?» Alors il les accablait d'un flux de paroles latines qu'il avait apprises par cœur dans le Psautier ou ailleurs, et qui n'avaient aucun rapport à la circonstance. Les blancs concentraient leurs rires, parce qu'on ne riait pas devant Toussaint-Louverture, dit M. de La Croix, et les noirs se retiraient, tout consolés de ne pas être juges, et convaincus que leur général en chef savait le latin.

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Comme beaucoup d'hommes extraordinaires Toussaint avait le faible de vouloir envelopper son élévation de circonstances mystérieuses et difficiles à croire. Un capucin lui avait appris à lire dans sa jeunesse il n'en convenait pas. Avec un air de bonhomie et de confidence, il disait quelquefois : « Dès les premiers troubles de Saint-Domingue, je » sentis que j'étais destiné à de grandes choses. Quand je reçus cet avis divin, j'avais cinquante

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quatre ans; je ne savais ni lire ni écrire; j'avais quelques portugaises; je les donnai à un sous» officier du régiment du Cap; et, grâce à lui, en de mois je sus signer mon nom et lire cou

» peu

» ramment.

» La révolution de Saint-Domingue allait son train; je vis que les blancs ne pourraient pas durer, parce qu'ils étaient divisés et écrasés par » le nombre; je m'applaudis d'être noir.

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« Il fallait commencer ma carrière; je passai » dans la partie espagnole, où l'on avait donné » asile et protection aux premières troupes de ma >> couleur. Cet asile et cette protection n'aboutis»sant à rien, je fus ravi de voir Jean-François se » faire Espagnol au moment où la puissante république française proclamait la liberté générale » des noirs. Une voix secrète me disait : Puisque >> les noirs sont libres, ils ont besoin d'un chef, et » c'est moi qui dois être ce chef prédit par l'abbé Raynal. Je revins avec ce sentiment et avec trans»port au service de la France; la France et la voix » de Dieu ne m'ont pas trompé ».

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Entouré de quinze à dix-huit cents hommes de garde brillamment vêtus, ayant pour le service de sa personne seule plusieurs centaines de chevaux, Toussaint-Louverture jouait le rôle d'un prince.

Mais tandis que tout ce qui l'entourait vivait, par ses ordres, avec profusion et splendeur, il poussait souvent la sobriété jusqu'à l'abstinence. Son corps de fer ne recevait sa vigueur que de la trempe de son ame; et, maître de son ame, dit l'historien que nous suivons, il l'était devenu de

son corps.

Il ne dormait que deux heures, la passion sans frein de dominer suppléait à tout : c'était le foyer de sa vie. Placé au milieu d'esclaves insurgés dès le commencement de la révolution de Saint-Do

mingue, circonvenu par les Espagnols et les Anglais, attaché aux Français par politique; combatțu par tous, et se croyant trompé par tout le monde, il avait senti de bonne heure la nécessité de se rendre impénétrable. Quoique son âge le servit sous ce rapport, la nature avait aussi beaucoup fait pour lui. La dissimulation était la base de son caractère. On ne savait jamais ce qu'il faisait, s'il partait, s'il restait; où il allait, d'où il venait.

Il dut un jour la vie à cette politique. Il venait de quitter sa voiture, lorsque des hommes de couleur, embusqués près du Boucassin, firent sur l'escorte un feu très vif, percèrent de plusieurs balles la voiture, et frappèrent à mort le domestique noir qui était à la place de son maître.

Personne n'a mieux connu que Toussait-Louverture le théâtre sur lequel il avait à opérer, et le caractère des individus soumis à sa puissance.

Ses soldats le regardaient comme un être extraordinaire, et les cultivateurs se prosternaient devant lui comme devant une divinité. Tous ses généraux tremblaient à son aspect; et M. De Lacroix raconte que Dessalines même n'osait le regarder en face. La discipline de son armée était plus sévère que celle des gouvernements les plus absolus de l'Europe.

C'était des circonstances mêmes, bien plus que de ses méditations, que Toussaint-Louverture puisait les inspirations de sa marche politique. En tout temps, il parcourait les lieux de son gouvernement;

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voyant tout par lui-même; il méditait quand il galopait; il méditait encore quaud il affectait dévotement de prier.

L'état politique de l'île de Saint- Domingue, à cette époque de son histoire, présente aussi un tableau intéressant. La législation n'avait encore eu pour but que de pourvoir aux besoins de l'administration militaire, et à ceux de la culture. Le gouvernement avait manqué de loisirs pour l'établissement de lois civiles; cependant il ne se ressentait guère de ce défaut d'une organisation intérieure. La population, malgré des guerres presque continuelles, et le plus souvent intestines, s'était accrue d'une manière sensible sous les auspices de la liberté, tandis que, dans les temps d'esclavage, des importations annuelles considérables suffisaient à peine pour la maintenir au niveau des besoins de la culture.

Les productions territoriales avaient diminué, il est vrai, dans la proportion de trois à un, comparativement aux estimations de l'année 1789; mais un grand nombre d'habitations avaient été dévastées de telle sorte, qu'il avait fallu y commencer des défrichements, comme sur des terres vierges, et les récoltes devaient se faire attendre encore quelque temps après ces premiers labeurs.

Les places les plus importantes de l'administration étaient occupées concurremment par les anciens libres et par les noirs nouvellement émanci

pés; et parmi ces derniers, sortis la veille du plus bas rang de la société, et de l'abrutissante condition d'esclaves, on remarquait des talents et une finesse qu'on cherche quelquefois en vain chez des hommes plus cultivés.

Ce changement soudain de position, et les sentiments d'orgueil qu'il inspire nécessairement, avaient dû introduire dans cette société toute jeune encore de civilisation, le luxe et la recherche de toutes les jouissances qu'il procure, surtout de celles qu'il fait supposer ; il y régnait avec fureur. Toute la richesse de l'île était dans un petit nombre de mains, et elle était réunie dans les mains qui tenaient en même temps le pouvoir. La splendeur des tables des Européens était égalée dans les hôtels de ces chefs encore à demi-barbares; leurs cercles rappelaient les habitudes et cherchaient à reproduire les manières de ceux des anciens habitants; tout sujet de conversation y était traité indifféremment, hormis un seul, celui de leur ancien état; mais ils proclamaient avec enthousiasme le nom de la contrée où le sort les avaient transplantés, et ils n'entendaient pas nommer, sans la plus vive horreur, ceux de leurs frères qui avaient trahi leur cause pour suivre les armes des Européens.

Des voyageurs qui ont visité Saint-Domingue au commencement du dix-neuvième siècle, des hommes de guerre qui ont joué un rôle dans les événe

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