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le général en chef, n'avaient pas attendu qu'il fût entré dans la ville pour la quitter eux-mêmes.

De Santo-Domingo Toussaint se transporta dans les divers points de sa nouvelle possession; car c'était pour lui, bien plus que pour la France qu'il venait de s'en emparer. On ne peut trop raconter quels honneurs lui furent prodigués dans cette tournée, surtout par le clergé, qui venait les pieds nus, processionnellement à sa rencontre, et le ramenait sous le dais, par les rues et les places publiques. Il est vrai que la politique de Louverture lui faisait payer tant de bassesses par des déférences et par des faveurs. Mais le respect du peuple pour ce protecteur des prêtres dédommageait assez le chef de ces sacrifices qui coûtaient si peu à son caractère.

Un commerce intérieur, aussi actif que l'indolence native des Espagnols pouvait le permettre, fut le premier des fruits qu'apporta la réunion des deux territoires. L'île entière y gagna d'être régie par une administration uniforme, et la partie espagnole, en particulier, de voir s'ouvrir de tous côtés des moyens de communication dont l'ancien gouvernement n'avait jamais senti la nécessité. Les montagnes s'aplanissaient devant le Bonaparte de Saint-Domingue, comme tous les obstacles politiques semblaient tomber devant lui.

Mais un agrandissement d'autorité était loin de suffire à l'ambition de Toussaint, tant que cette

autorité semblait n'être que le mandat d'un pouvoir supérieur, révocable au caprice du chef du gouvernement consulaire. Le souvenir des événements du 18 brumaire était un ennemi pour son sommeil: peut-être d'ailleurs qu'il n'avait pas besoin de ce grand exemple pour se décider à tenter un coup pareil; mais la politique et la nécessité de sa situation, ne voulaient pas qu'il le tentât d'une manière aussi violente. « J'ai pris mon vol, disait-il, « dans la région des aigles; il faut que je sois pru« dent en regagnant la terre : je ne puis être placé « que sur un rocher, et ce rocher doit être l'insti«<tution constitutionelle, qui me garantira le pou«voir tant que je serai parmi les hommes. >>

Il avait préparé de longue main les intérêts et les esprits à l'acte politique qu'il méditait. Il éloigna, sous différents prétextes, les personnes qui avaient sur lui quelque empire, et dont il redoutait les conseils importuns, et réunit une assemblée centrale, composée de ses plus chauds partisans.

Au moment où l'on s'y attendait le moins, cette assemblée vint en corps lui présenter un projet de constitution coloniale, concerté depuis long-temps entre Pascal, secrétaire envoyé de la métropole à la suite de l'agence civile, et de la même famille que le célèbre auteur des Lettres Provinciales; un abbé Molière, d'un nom qui n'est pas moins illustre, mais dont on ignore la descendance, et enfin le prêtre italien Marini. Cette constitution, en remet

tant à Toussaint tous les pouvoirs, le nommait gouverneur et président à vie, avec le droit d'élire son successeur, et de nommer à tous les emplois.

Le chef de brigade Vincent, et quelques Français attachés aux intérêts de la patrie, osèrent représenter à Toussaint les torts de son usurpation, et les dangers qu'elle pouvait attirer sur sa tête. Laissons parler le premier de ces hommes, dans le rapport qu'il adressa, en 1801, au gouvernement français, sur ces événements dans lesquels il avait été acteur et témoin.

« Je quittai le Cap pour me rendre aux Gonaïves, et deux jours après eut lieu la publication du fameux projet de constitution, avec un appareil jusque là inconnu.

« Je me plaignis vivement, à mon retour, de la publicité donnée à une production qui n'aurait jamais dû être livrée au public avant d'être revêtue de la sanction du gouvernement.

« Je fus effrayé des détails que l'on me donna. Je cherchai Pascal, que je savais vraiment capable de penser fortement sur l'oubli de tout devoir envers la métropole. Pascal voyait absolument comme moi. Il fut convenu que je presserais vivement ToussaintLouverture, pour qu'il ne laissât pas subsister son mode de gouvernement.

« Je saisis, le plus tôt possible, le moment de le faire, et je tentai tout pour ramener ToussaintLouverture à d'autres principes. Il m'écouta avec

attention, surtout quand je lui demandai ce que pourrait faire le gouvernement français, aujourd'hui, qu'aux termes de la constitution il n'aurait plus personne à nommer ni à envoyer dans la colonie. Il me répondit que « le gouvernement enver<< rait des commissaires pour parler avec lui. »

<< Dites plutôt que l'on veut qu'il vous envoie « des chargés d'affaires, des ambassadeurs, ainsi << que ne manqueront pas de le faire les Américains, « les Espagnols, et même les Anglais.

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« Toussaint entendit fort bien et me dit : « Je sais que le gouvernement anglais est le plus dan« gereux pour moi et le plus perfide pour la France; «< il a tout fait pour avoir le commerce exclusif de « l'île; mais il n'a eu que ce qu'il était impossible qu'il n'eût pas. J'avais besoin de lui. »

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« Il me quitta, et je m'empressai d'aller rendre compte à Pascal de notre conversation, en le pressant d'agir de son côté. Mais il m'a assuré n'avoir pas osé le faire, Toussaint lui ayant marqué de la défiance depuis qu'il l'avait trouvé ferme dans ses principes de soumission au gouvernement.

«< Louverture, importuné des observations et de la présence de Vincent, le fit appeler et lui dit : « Vous « désirez quitter la colonie, eh bien! je vais vous << en fournir l'occasion: vous allez porter en France « l'acte de constitution contre lequel vous vous éle« vez tant si vous ne voulez pas vous en charger, « je l'enverrai aux États-Unis; et, de là, je le ferai

"( passer en France

par un navire neutre; vous aimez bien la colonie, mais vous aimez encore « mieux la France, et c'est pour cela que je vous «< choisis. >>

Le chef de brigade accepta cette mission épi

neuse.

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. Ma surprise fut grande, continue-t-il dans le rapport que nous suivons, lorsque Tous«< saint me dit que je serais déjà parti si l'imprimeur « ne se faisait attendre. pas

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«< Comment, lui dis-je, vous faites imprimer la «< constitution! Vous concevez le projet de l'envoyer « à votre gouvernement, en paquets, ainsi que vous «le ferez au continent américain, à la Havane et à << la Jamaïque ? Votre constitution doit être envoyée« en France manuscrite et signée par tous les élec« teurs qui vous l'adresseront, avec prière de la faire parvenir au gouvernement. Vous avez raison, dit-il, si vous m'aviez instruit plus tôt, vous se« riez déjà parti.

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« Je lui répondis que j'avais chargé Raimond de cette tâche, et j'ajoutai : Toussaint aime la France et les Français; Toussaint ne peut conserver le rang auquel il est monté, que par la force dest baïonnettes européennes. (Il me fit répéter cette phrase). Toussaint, enfin, n'ambitionne rien tant que des preuves de la confiance et de l'estime du premier consul. Il m'arrêta pour me dire qu'il ne penpas avoir aucun tort vis-à-vis de lui. Je m'écriai

sait

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