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que son projet de constitution était un manifeste contre la France.

<< Son ton et son attitude, qui marquaient sa violente agitation, m'annonçèrent qu'il était temps d'en finir. J'ajoutai cependant:

« Eh bien! je vais partir, et celui qui s'est montré votre plus constant défenseur auprès du gouvernement, au lieu de porter en France des preuves certaines que vous méritez de l'avoir pour appui, n'y portera que des témoignages de l'oubli des devoirs les plus sacrés de la part d'un homme tel que je vous ai dépeint! A quel rôle affreux vous me réservez! Vous m'avez souvent dit que lorsque vous vîntes parler aux commissaires Mirbeck, Roume et Saint-Léger, vous leur aviez offert de faire tout rentrer dans l'ordre à Saint-Domingue, si l'on voulait vous donner soixante libertés. Aujourd'hui, tous vos frères sont libres par la volonté et sous la protection du plus puissant des gouvernements; vous devez à la France tous vos droits, et vous osez lui envahir celui de gouverner sa colonie! Donnez-moi la note de vos frères d'armes qui ont le plus contribué à relever les cultures et à chasser les Anglais, je me fais fort d'obtenir pour eux les faveurs du gouvernement.

« Toussaint, ému, parut un instant réfléchir, et finit par balbutier qu'il verrait avec plaisir récompenser quelques-uns de ses camarades. Quand je lui demandai ce qu'il voulait pour lui-même,

il me répondit avec vivacité, comme s'il était excité par une idée intérieure : « Qu'il ne voulait <«< rien; qu'il savait bien que l'on avait juré sa « perte; qu'il était convaincu que ses enfants ne

jouiraient jamais du peu qu'il avait ramassé; • mais qu'il n'était pas encore la proie acquise de <<< ses ennemis. »

« Cet emportement, extraordinaire chez lui, se calma; des réflexions qui devaient me faire la peine la plus cruelle, suivirent.

<< Il avait un cheval préparé à une porte de derrière; il s'y porta avec précipitation, et échappa avec une promptitude étonnante à cent personnes qui l'attendaient à la tête de ses guides, trompés eux-mêmes par cette démarche.

« Peu après le départ du général en chef, je reçus un paquet contenant le fameux projet de constitution. Voici la lettre qui l'accompagnait :

Le Gouverneur-Général au citoyen Vincent, directeur des fortifications.

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« Le citoyen Borgella, président de l'assemblée centrale, vous remettra un paquet pour

le gou« vernement. Vous aurez aussi la bonté de prendre << ceux que j'ai laissés à Allier, mon secrétaire par<«ticulier. Je vous désire un bon et heureux voyage. "Salut et amitié. «

Signé TOUSSAInt-Louverture.

« Je ne quittai pas la colonie sans y laisser de nouvelles preuves de mes principes, et je remis au général Christophe une lettre décachetée pour presser le général en chef de se défier des fallacieuses idées de pouvoir qui pouvaient lui être suggérées par des hommes nouveaux.

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« La lecture de cette lettre produisit un esset étonnant sur le général Christophe « Commandant Vincent, me dit-il avec émotion; vous êtes le « seul Européen qui aime réellement les hommes << de Saint-Domingue. Vous nous avez toujours dit « la vérité. Le projet de constitution a été rédigé « par nos ennemis les plus dangereux.

>>

On a prétendu que ce fut surtout par les insinuations secrètes du gouvernement anglais que Toussaint conçut la résolution d'affranchir son pouvoir de la suzeraineté de la France. Les éclaircissements ont manqué pour la recherche de ce point historique; mais il est permis d'attribuer à la seule ambition du chef noir le hardi projet qu'il semblait depuis long-temps méditer.

La paix d'Amiens, connue sous le nom de la paix de quatorze mois, venait d'être conclue entre la France et la Grande-Bretagne, quand Vincent arriva en France; et déjà Bonaparte, profitant de l'affranchissement des mers, préparait une expédition contre Saint-Domingue.

Le cabinet anglais avait voulu s'opposer à cet armement; mais le premier consul, pour toute ré

ponse, avait nienacé de reconnaître l'indépendance du chef qu'on voulait l'empêcher de soumettre, et les objections du ministère britannique avaient cessé.

Toussaint, en apprenant que la paix avait été signée entre la France et l'Angleterre, n'avait pu être instruit en même temps de ce que le gouvernement consulaire préparait contre lui; mais il prévoyait tout ce qu'il avait à craindre de ce nouvel état des choses. Il n'était plus temps de reculer, et il était dès long-temps préparé à tout ce qui pouvait survenir dans sa fortune; il ne songea plus qu'à consolider son autorité, et surtout à lui donner de la consistance aux yeux de ses ennemis. Car c'était ainsi que dès lors il regardait la France dont il n'attendait plus rien, et dont il avait beaucoup à redouter. Long-temps il avait espéré que le génie aventureux du premier consul jetterait sur lui un regard d'affection : il croyait à l'existence d'une sympathie entre le cœur de Bonaparte et le sien. Il était, et il s'appelait le premier des noirs, comme il tenait l'Homme de la France pour le premier des blancs. Il avait même écrit à Napoléon une lettre dont la suscription était conçue d'après l'idée de ce rapprochement de destinées ; mais il n'avait reçu aucune réponse. et ce silence l'avait profondément humilié. Le chef du gouvernement français n'avait pas pris garde à l'acteur qui jouait sur un étroit théâtre, le méme rôle qu'il

remplissait lui-même en France, ou, s'il l'avait remarqué, il avait d'abord affecté de ne voir en lui qu'un usurpateur vulgaire; l'appareil qu'il donna à l'expédition qui devait opérer à Saint-Domingue la restauration des droits de la métropole, vint bientôt démentir ce dédain apprêté.

Toussaint n'avait rien négligé pour que l'opinion que le gouvernement français prendrait sur son compte, lui ôtât tout désir de rien entreprendre contre lui, ou le mît dans la nécessité de déployer des forces considérables. Déjà, pour montrer à quel point il possédait l'empire sur ses affections particulières, il avait fait fusiller le général Moïse, son neveu, coupable en apparence, et comme il fut publié, «< d'avoir par sa négligence laissé s'opérer une révolte dans le Nord, dont le commandement lui était confié »; mais qui contrariait surtout son oncle dans l'affection que celui-ci témoignait politiquement aux blancs. Cette exécution n'avait pas été la seule qui eût pu prouver au-dehors la rigueur introduite dans la discipline des armées noires; et celles qui avaient eu lieu, avaient en outre témoigné de la puissance morale que Toussaint s'était acquise sur l'esprit des siens, puisqu'aucune des victimes de ses arrêts n'en avait appelé ni à Dieu, ni aux hommes, et que tous avaient subi leur condamnation sans chaînes, sans gardes, et dans le respect du chef qui l'avait ordonnée.

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