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peaux aux Hollandais; les plus intrépides armèrent en course: ceux-là prirent le nom des flibustiers; on appelait les autres boucaniers, parce qu'à la manière des sauvages, ils faisaient sécher à la fumée, dans des lieux appelés Boucans, les viandes dont ils se nourrissaient.

Les boucaniers étaient sans femmes et sans famille; ils avaient pris l'usage de s'associer deux à deux; les biens étaient communs dans ces sociétés, et demeuraient toujours au membre qui survivait.Chez ces hommes de mœurs incultes, on ne connaissait pas le larcin, quoique rien ne fût enfermé ou gardé. Les différends étaient rares, et le plus souvent ils étaient facilement accommodés. Si les parties y mettaient de l'opiniâtreté, elles vidaient leur querelle à coups de fusil; et, quand la balle avait frappé par derrière où dans les flancs, on jugeait qu'il y avait de la perfidie de la part du vainqueur, à qui l'on cassait la tête sans autre forme de procès. Les lois de l'ancienne patrie, étaient comptées pour rien parmi ces bandes; elles se prétendaient affranchies, par le baptême de mer qu'elles avaient reçu au passage du tropique, de toute obligation envers la terre natale, et les hommes qui les composaient avaient quitté jusqu'à leur nom de famille, pour prendre des noms de guerre, dont la plupart ont passé à leurs descendants.

Une chemise teinte du sang des animaux qu'ils tuaient à la chasse; un caleçon de grosse toile,

et sanglant comme la chemise; une courroie en forme de ceinture, et où pendait un sabre fort court et souvent plusieurs couteaux ou poignards, composaient l'accoutrement des boucaniers; ils marchaient les jambes nues, et le pied à peine enfermé dans des souliers d'une peau séchée au soleil. Leur ambition se bornait à avoir un fusil qui portât des balles d'une once, et une meute de vingt-cinq ou trente chiens; à bien ajuster l'un et à bien guider les autres.

Ces hommes n'avaient d'autre occupation que la chasse des bœufs sauvages, extrêmement multipliés dans l'île depuis que les Espagnols les y avaient introduits On écorchait ces animaux à mesure qu'on les tuait, et l'on ne s'arrêtait, le plus souvent, que lorsque l'on en avait abattu autant qu'il y avait de chasseurs. On faisait cuire alors quelques pièces de viande, dont le piment et le jus d'oranges formaient tout l'assaisonnement. L'usage du pain était inconnu aux boucaniers, et l'eau était leur seule boisson. L'occupation d'un jour était celle de tous les jours, jusqu'à ce que l'on eût rassemblé le nombre de cuirs qu'on se proposait de livrer aux navires des différentes nations qui fréquentaient ces mers. On les allait vendre alors dans quelque rade; ils y étaient portés par les engagés, espèce d'hommes qui se vendaient en Europe, pour servir comme esclaves pendant trois ans dans les colonies. Un de ces malheureux, à qui

son avilissement avait laissé assez de religion pour qu'il se ressouvînt, que le dimanche est un jour de repos, osà représenter à son maître, qui chaque semaine choisissait ce jour pour se mettre en route, que Dieu avait proscrit un tel usage, quand il avait dit: Tu travailleras six jours, et le septième tu te reposeras: Et moi, reprit le féroce boucanier, et moi je dis! six jours tu tueras des taureaux pour les écorcher, et le septième tu en porteras les peaux au bord de la mer; et ce commandement fut accompagné de coups de bâton qui, dit l'abbé Raynal, tantôt font observer, et tantôt font violer les commandement de Dieu.

Des hommes d'un caractère tel que nous venons de dépeindre celui des boucaniers, livrés à un exercice continuel, nourris tous les jours de viande fraîche, connaissaient peu les infirmités; leurs courses n'étaient interrompues que par des fièvres éphémères, dont ils ne se ressentaient pas le lendemain. Le temps devait cependant les affaiblir, sous un ciel trop brûlant pour une vie si active.

Le climat était d'ailleurs à peu près le seul ennemi qu'à cette époque ils eussent à craindre. Nous avons dit que la colonie espagnole, d'abord si considérable, n'était plus rien au moment où les réfugiés de Saint-Christophe abordèrent à la Tortue. Oubliée de sa métropole, elle avait perdu elle-même le souvenir de sa grandeur passée; le peu qui lui restait d'habitans, vivait dans

l'oisiveté. Leurs esclaves n'avaient d'autre oc

cupation que de les bercer dans leurs hamacs. Bornés aux besoins que la nature seule pouvait satisfaire, sur un sol, et sous un climat qui pouvait, à l'aide du travail, préparer tant de jouissances à la vie matérielle, la frugalité, fille de leur paresse, les faisait parvenir à une vieillesse rare même sous un ciel tempéré.

Les habitudes des Flibustiers rappelaient assez, dans des travaux différents, une origine commune avec les associations que nous venons de dépeindre. Ils formaient entre eux de petites bandes de cinquante, de eent ou de cent cinquante hommes; une barque, plus où moins grande, était tout leur armement: c'est là qu'ils passaient, le plus souvent, la nuit et le jour, exposés à toutes les injures de l'air, dans un espace à peine assez grand pour qu'il leur fût possible de s'y coucher. L'indépendance absolue, le plus grand des biens pour ceux qui en peuvent supporter l'exercice chez les autres, les rendait ennemis de cette gêne mutuelle que s'impose toute société, pour l'intérêt commun; l'autorité qu'ils avaient donnée à leur capitaine, se bornait à commander dans l'action ; hors du combat tout était dans une confusion extrême: semblables aux sauvages, sans crainte de manquer, sans soin de se conserver, ils étaient le plus souvent réduits aux plus cruelles extremités de la faim et de la soif; mais leur détresse

même leur inspirait un courage incroyable; la vue d'un navire échauffait leur sang jusqu'au transport; ils ne délibéraient jamais pour attaquer. Leur méthode était de courir à l'abordage. La petitesse de leurs bâtiments, et l'art de les manier, les dérobaient à l'artillerie du vaisseau; comme ils ne présentaient que la proue, chargée de fusiliers, qui tiraient sur les sabords avec une justesse qui leur était propre, ils déconcertaient les plus habiles canonniers, et dès qu'ils avaient jeté le grappin, il était rare que le plus gros navire leur échappât, ou même qu'il pût long-temps leur résister.

Dans un besoin extrême, ils attaquaient toutes les nations, et l'Espagnol en quelque moment que ce fût. Ils fondaient la haine implacable, qu'ils lui avaient jurée, sur les cruautés que ce peuple avait exercées contre les habitants du NouveauMonde; mais à cette aversion se joignait un ressentiment personnel, la douleur de se voir interdire la chasse et la pêche, qu'ils croyaient avec raison de droit naturel; car si les idées de ces hommes en religion et en justice étaient souvent singulières, au moins ne peut-on pas dire qu'ils en manquassent. Ils ne s'embarquaient jamais sans avoir recommandé au Ciel le succès de leur expédition, et la ruine de leurs ennemis; ils ne revenaient jamais du pillage sans remercier Dieu de leur victoire, et sans lui faire hommage des plus grands coups qu'ils avaient portés.

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