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Dans les premiers temps, lorsqu'ils avaient fait un butin considérable, ils se rendaient à l'île de la Tortue pour faire leur partage; dans la suite, les Français allèrent à Saint-Domingue, et les Anglais à la Jamaïque. Chacun levant la main, et regardant le ciel, protestait qu'il n'avait rien détourné de ce qu'il avait pris. Si quelqu'un, mais cette circonstance fut toujours rare, était convaincu de faux serment, on le jetait à la première occasion dans quelque île déserte, comme un traître indigne de la société. Dans les partages, les braves qui arrivaient mutilés de leurs courses, étaient les premiers pourvus. Une main, un bras, une jambe, un pied coupés, se payaient deux cents écus; un œil, un doigt, un orteil perdus dans le combat, ne valaient que la moitié de cette somme. Tous les blessés avaient, pendant deux mois, un écu par jour pour leur pansement, et s'il ne se trouvait pas de quoi remplir ces obligations, qui étaient toujours sacrées, l'équipage reprenait la course, et la continuait jusqu'à ce que de nouveaux pillages eussent fourni un fonds suffisant pour acquitter une dette aussi respectable, et dont ces derniers combats augmentaient la somme.

Après qu'on avait fait la part de la justice et de l'humanité, le demeurant du butin était divisé en autant de lots qu'il y avait de flibustiers présents et en santé. Leur commandant n'avait droit qu'à un seul lot comme les autres, mais il recevait

en présent, trois ou quatre parts, et quelquefois davantage, selon qu'on était plus ou moins content de son commandement ou de sa bravoure personnelle. Si le bâtiment n'appartenait pas à l'équipage, l'armateur qui l'avait fourni avec les munitions de guerre et de bouche, avait un tiers de toutes les prises. La faveur n'influait jamais dans ces partages: le sort décidait de tout, et une justice si rigoureuse s'étendait jusqu'aux morts. On donnait leur part à celui qu'on savait avoir été leur camarade, puisque la coutume de ces associations rendait ce dernier leur héritier. Si le défunt n'avait point de compagnon, sa part était envoyée à ses parents, lorsqu'ils étaient connus; et, s'il n'avait ni compagnon ni parents, on la distribuait aux pauvres et aux églises, qui devaient prier pour lui.

Ces devoirs remplis, on voyait commencer les profusions de toute espèce. La fureur du jeu, du vin, des femmes, de toutes les débauches, était portée à des excès qui ne finissaient qu'avec l'abondance. La mer revoyait ruinés, sans habits, sans vivres, des hommes qu'elle venait d'enrichir de plusieurs millions. Les nouvelles faveurs qu'elle leur prodiguait avaient la même destinée. « Exposés, comme nous le sommes, à des dangers sans nombre, notre vie est bien différente de celle « des autres hommes, disaient les flibustiers pour « excuser ces dissipations, aussi inouies qu'elles « étaient déraisonnables. Aujourd'hui vivants,

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« demain morts, que nous importe d'amasser? « Nous ne comptons que sur le jour que nous « avons vécu, jamais sur celui que nous avons à

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vivre; notre soin est plutôt de consumer la << vie que de la conserver. »

Ces établissements alarmèrent la cour de Madrid. Jugeant, par les pertes qu'elle essuyait déjà, des malheurs qui la menaçaient, elle ordonna la destruction de la nouvelle colonie. Le général des galions, choisit pour exécuter sa commission, l'instant où la plupart des braves habitants de la Tortue étaient à la mer ou à la chasse: il fit pendre ou passer au fil de l'épée, avec la barbarie qui était alors si familière à sa nation, tous ceux qu'il trouva isolés dans leurs habitations; et il se retira sans laisser de garnison, persuadé que les vengeances qu'il venait d'exercer rendaient cette précaution inutile.

Les aventuriers, instruits de ce qui venait de se passer à la Tortue, avertis en même temps qu'on venait de former à Saint-Domingue un corps de cinq cents hommes destinés à les harceler, sentirent qu'ils ne pouvaient éviter leur ruine qu'en cessant de vivre dans l'anarchie. Aussitôt, sacrifiant l'indépendance individuelle à la sûreté sociale, ils mirent à leur tête l'Anglais Willis, que sa prudence autant que sa valeur avaient fait distinguer dans plus d'une occasion. Sous la conduite de ce chef, ils reprirent possession, sur la fin de

1638, de l'île de la Tortue; et, pour ne plus la perdre, ils s'y fortifièrent.

La constitution de la colonie en gouvernement réglé amena des désordres qu'elle n'avait point connus pendant l'anarchie des temps qui avaient précédé. Les Français se ressentirent bientôt de la partialité de l'esprit national. Willis, ayant attiré un assez grand nombre de ses compatriotes pour être en état de donner la loi, traita les autres en sujets. Le commandeur de Poinci, gouverneur-général des Iles du Vent, averti par les plaintes des flibustiers français, fit partir sur-le-champ de Saint-Christophe, quarante hommes dont la troupe se grossit d'un renfort de cinquante soldats qu'elle prit sur la côte de Saint-Domingue. Cette armée de quatre-vingt-dix hommes débarqua à la Tortue, et, s'étant jointe aux habitants de sa nation, ils sommèrent tous ensemble les Anglais de se retirer. Ceux-ci, déconcertés par un acte de vigueur aussi inattendu, et ne doutant pas que tant de fierté ne fût soutenue par des forces nombreuses, évacuèrent l'île pour n'y plus revenir.

Le seul obstacle qui s'opposât alors à la tranquillité des nouveaux colons, était le gouvernement espagnol des Antilles. Les corsaires qui sortaient tous les jours de la Tortue, lui causaient des pertes considérables; sa gloire et ses intérêts exigeaient également qu'il fit tous ses efforts pour étouffer au berceau cet ennemi naissant. Trois fois il réussit à se remettre

en possession de l'île qui servait de retraite aux forbans, et trois fois il en fut chassé; la Tortue resta enfin en 1659, aux Français, qui la gardèrent jusqu'au moment où ils se virent assez solidement établis à Saint-Domingue, pour se dégoûter d'un aussi faible établissement.

Cependant leurs progrès furent lents, et ne fixèrent les regards de la métropole qu'en 1665. Ce n'est pas qu'on ne vit errer d'une île à l'autre quelques chasseurs, et des pirates; mais le nombre des cultivateurs, qui étaient proprement les seuls colons, ne passait pas quatre cents. On sentait la nécessité de les multiplier: l'accomplissement de cette œuvre difficile fut confié à un gentilhomme d'Anjou, nommé Bertrand Dogeron, seigneur de la Bouère; et, dès ce moment, l'Espagne dut concevoir des craintes plus sérieuses pour la possession de son île, non plus seulement inquiétée, comme autrefois, par des aventuriers isolés, qui cherchaient plutôt du butin que des conquêtes, mais menacée par une puissance dont la supériorité sur elle était établie sur le continent, si elle devenait sa rivale dans ces mers.

La France, du reste, n'était pas le seul ennemi qu'elle eût à redouter dans les Indes occidentales; déjà, en 1655, la politique de l'Angleterre cherchant à abaisser cette couronne, un armement avait été dirigé par Cromwell dans les Antilles, et s'était porté d'abord sur la ville de

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