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CHAPITRE VIII

La Commune.

Deux formes de la société se disputent l'activité des peuples: la Commune et l'État, La Commune est la petite famille dans la grande, l'unité politique, le prototype de l'État.

C'est peut-être une question de savoir si la Commune a engendré l'État, ou si ce dernier a toujours et partout préexisté. A Genève, c'est la Commune qui a donné naissance au Canton. En Amérique, l'État naquit de l'émancipation coloniale, et la robuste constitution de la nation anglaise lui permit de supporter la perte de cette gigantesque bouture appelée les États-Unis. Mais il est vrai de dire aussi que l'organisation municipale ne subit à peu près aucune modification par la transformation républicaine des treize colonies. britanniques, et cela pour cette raison que partout où l'Anglais pose son pied, il n'établit aucun antagonisme entre les libertés locales et le pouvoir central. Chaque municipe est l'image, plutôt flattée que trop fidèle, de la mère-patrie. C'est dans la Commune que l'esprit démocratique de la race anglosaxonne s'est conservé de siècle en siècle, et c'est grâce à ces vigoureuses et innombrables filles de la vieille Angleterre que le pouvoir de l'aristocratie a toujours été contrebalancé.

Quoi qu'il en soit de l'origine plus ou moins primitive de la Commune, il est certain que les pays les plus prospères sont ceux qui laissent aux localités une certaine autonomie, dans la mesure permise par la prudence la plus éclairée.

En France, la royauté, sans chérir outre mesure l'indépendance communale, prit longtemps plaisir à opposer le pouvoir de la Commune au pouvoir féodal. En ceci, elle fut plus libérale que les deux principaux ordres de la nation; mais si un bon conseiller eût remontré à ces souverains fanatiques d'unité monarchique le danger de favoriser la formation du Tiers-État, la Commune eût été étouffée dès longtemps.

Dans ce pays, qui s'est toujours offert comme un modèle à l'humanité infirme, la volonté du roi donnait l'être à toute réunion ou association quelconque. Le pouvoir du roi était la loi de la Commune et de l'État. Toutefois, les ordonnances royales relatives à la matière reconnurent la nécessité du maintien telles quelles des communes qui n'étaient pas pourvues de lettres-patentes. On convenait implicitement ainsi que le citoyen, par son association avec d'autres citoyens, et par la communauté du but poursuivi, constituait la commune, indépendamment de toute autorité censée supérieure qui voudrait se substituer à lui pour déterminer l'existence de cette association. Mais une telle idée était trop dangereuse pour que personne essayât de la formuler.

C'est une des fautes de la Révolution de 1789 que d'avoir attenté au principe de l'indépendance communale, duquel la liste des principes de 89 ne s'est pas enrichie. Le gouvernement reçut l'autorisation de démembrer les communes et de les reconstituer sans aucun préavis des intéressés. On essaya même, en 1795, de substituer l'unité cantonale à

1. « Les communes ne sont pas, comme les départements et les arrondissements, de simples créations de la loi; elles sont le produit lent et successif des relations sociales, des institutions et des mœurs. Le législateur ne les a pas fait sortir du néant; il en a reconnu et consacré l'existence. »

Répétitions écrites sur le droit administratif, par M. L. CABANTOUS (1854), chap. V, section I.

cette malheureuse Commune, que le pouvoir nouveau redoutait comme plus ancienne que lui et comme issue d'un germe de décentralisation menaçant pour l'ambition des novateurs. La commune serait devenue une section du canton. La Constitution de l'an VIII fit disparaître l'unité cantonale, sans même tenter la galvanisation du pouvoir communal, qui, au reste, n'avait jamais connu qu'une vie d'emprunt, un reflet de l'autorité royale. Dès lors, il est établi en France par l'opinion dominante que le magistrat communal a besoin du baptême du pouvoir qui siége à Paris, et que sans la sanction de ce dernier, l'administration municipale est incapable de remplir le rôle pour lequel ses membres ont été désignés par le suffrage universel'. Aussi le roi, le président, ou l'empereur nomme le maire et ses adjoints, et peut révoquer ces fonctionnaires ainsi que leur Conseil élu, en vertu de la souveraineté nationale, laquelle se trouve infaillible quand elle procède à la nomination du gouvernement de l'empire, mais a besoin d'être tenue sous tutelle lorsqu'il s'agit de créer un maire de village. Ainsi le veut la logique des monarchies démocratiques.

Ce qu'il y a de particulièrement curieux dans l'histoire de cette décadence municipale, c'est la part qu'ont prise au mouvement centralisateur les gouvernements issus des révolutions. Affaiblir la vie des petites individualités communales pour accroître l'activité du centre, c'était pour le pouvoir maître de la capitale le moyen le plus apparemment certain de se maintenir longtemps. - Mais on n'a jamais prévu qu'en des circonstances défavorables, la commune ne rend en dévouement que ce qu'on lui a réparti en sollicitude, et

1. « De toutes les législations, la nôtre est peut-être celle qui a le plus fait pour supprimer la vie communale. »

A. BATBIE. (Dict. politique de M. Block, 1864.)

que tous les aspirants à la direction des affaires trouvent un terrain facile dans un pays où il suffit de s'emparer d'une seule position, par surprise ou autrement, pour devenir maître de tout le territoire.

Il est triste de voir ainsi un ordre de choses décoré du nom de démocratie fausser d'emblée son propre principe fondamental et déprimer ces communes qui sont, dans tous les pays libres, les plus fermes points d'appui de la démocratie. Image en raccourci de la grande famille nationale, la commune est l'initiation vivante de tous les citoyens, du plus infime au plus considérable, à la vie publique et au mouvement des affaires de l'Etat.

Elle est à la cité ce que la paroisse est à l'Église démocratique, où la communauté des fidèles choisit librement son pasteur. Dépendante de l'État, la commune est cependant un tout qui a sa physionomie propre, son originalité caractéristique, et sa petite histoire non dépourvue d'intérêt et de charme pour les générations qui s'en iront tour à tour dormir dans l'humble cimetière du village.

L'autonomie administrative de la commune est une nécessité, en tenant compte de certaines réserves inspirées par l'intérêt général de la société. Mais cet intérêt général ne doit pas, dans une démocratie, être exagéré au point que sa tyrannie se substitue gratuitement à la légitime satisfaction des intérêts privés.

De même que la cité, quoique souveraine, reconnaît une loi suprême et fondamentale du droit des gens, la loi morale; de même la commune reconnaît la loi de solidarité qui unit toutes les parties du corps social. Elle n'est pas plus indépendante, dans le sens absolu du mot, que le canton ne l'est de la confédération pour certains intérêts communs. Mais il y a encore un abîme entre la commune libre, telle

que la démocratie la conçoit, et l'état de minorité et de vasselage qu'on lui impose dans les pays de forte centralisation. Le self-government communal n'exclut pas un contrôle exercé par l'État sur la gestion des affaires et des biens communaux. Mais ce contrôle s'exerce suivant certaines règles, et se borne à faire respecter les lois en vertu desquelles fonctionnent les attributions du pouvoir communal.

La commune est un être moral sui generis. Elle procède d'elle-même, elle possède des biens, lève des contributions, et applique les revenus qu'elle en tire à l'entretien des services publics.

A qui appartiendra naturellement l'autorité nécessaire pour faire ces choses? Au gouvernement national et à ses officiers, ou aux bourgeois de la commune? La réponse n'est pas douteuse.

Mais il va de soi que pour les bourgeois et leurs délégués, l'intérêt général de l'État primera toujours l'intérêt général de la commune, et qu'ils n'auront pas faculté de s'opposer indûment à l'application dans les cas particuliers d'une loi d'utilité publique.

D'ailleurs il n'est pas ordinaire, ni même facile à prévoir que des individus, fussent-ils revêtus d'un lambeau d'autorité, en usent pour le plaisir de commander, dans un but contraire à leur intérêt. C'est un principe axiomatique celui qui établit, en démocratie, la convergence réciproque de l'intérêt particulier et de l'intérêt général. Exécuter la loi commune, c'est se rendre utile à soi-même.

On peut supposer, par exemple, qu'une voie publique traverse le territoire d'une commune, et que la loi impose à celle-ci une prestation en argent, en terrain, ou en maind'œuvre pour l'entretien de cette route. Est-il probable que les autorités communales ou les bourgeois résistent jamais à

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