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M. Hobbouse', avoir jamais vu, dans ce que l'homme est porté à nommer l'opinion publique, un changement pareil à celui qui eut lieu à Paris lorsque parut l'Acte additionnel. » « L'effet, dit Thibeaudeau, fut prompt comme la foudre: à l'enthousiasme des patriotes succéda incontinent un froid glacial; ils tombèrent dans le découragement, ne prévirent que malheurs, et s'y résignèrent. »

Les contemporains ne se montraient-ils pas ici plus clairvoyants que ne le suppose M. Thiers et qu'il ne l'est luimême en affirmant qu'ils se trompaient sur les vraies dispositions de Napoléon, et que celui-ci était en effet corrigé par l'expérience et l'adversité? Je crois en avoir dit assez pour prouver qu'il n'était nullement changé, et que, en parlant de liberté, en quittant le rôle d'empereur absolu pour prendre celui de monarque constitutionnel, il ne faisait que se conformer à contre-coeur aux nécessités du moment, en attendant que les circonstances lui permissent de rentrer dans son ancien rôle.

Benjamin Constant lui-même, le rédacteur de l'Acte additionnel, était loin, vous venez de le voir, d'être sans défiance à l'égard de Napoléon. Il en était de même, en général, de ceux qui, parmi les amis de la liberté, crurent devoir adhérer à cet acte, et d'abord du glorieux vétéran du parti libéral, de Lafayette. Ce dernier, après avoir vivement blåmé le titre, la forme d'acceptation et diverses dispositions de l'Acte additionnel, ne consentit à y adhérer que lorsque l'assemblée des représentants de la nation eût été convoquée, c'est-àdire que quand la nation eût été mise en possession des moyens de surveiller, de contenir et au besoin de renverser

1. Cité par M. Duvergier de Hauranne, t. II, 2. Ibid., p. 509.

p. 508.

Napoléon. M. Thiers avoue bien d'abord que Lafayette était, à l'égard de la prétendue conversion de l'Empereur, d'une crédulité invincible; mais plus loin, entraîné par le parti pris qui le domine, il représente inexactement les sentiments de Lafayette en le montrant convaincu enfin de la sincérité de Napoléon. Après avoir exposé que celui-ci, en se décidant à convoquer les représentants du pays, prouvait ainsi tout à la fois sa sincérité et sa force morale (p. 465), il ajoute : « M. de Lafayette, cette fois, fut pleinement satisfait et ne s'en cacha point.» Lafayette, il est vrai, écrivait à Benjamin Constant, qui venait de lui annoncer le décret ordonnant la réunion des députés et qui lui demandait s'il était satisfait (1er mai 1815): « Oui, je suis satisfait, et j'aime à vous le dire! >> Mais est-ce la sincérité de Napoléon qui le satisfaisait, comme M. Thiers voudrait le faire croire? Non, c'est que, comme il le dit dans sa réponse à Benjamin Constant, la convocation immédiate d'une assemblée de représentants lui paraît l'unique moyen de salut '. Quant à la sincérité de Napoléon, elle lui était toujours tellement suspecte, qu'après le vote qui consacrait l'Acte additionnel, vivement sollicité par Joseph et par d'autres personnages d'aller voir Napoléon, il répondit que n'étant pas en confiance sur les dispositions de l'Empereur, se sentant destiné à les combattre, il ne se pressait pas de faire des démarches que Napoléon pourrait prendre pour des engagements. On voit jusqu'où allait même alors la défiance de Lafayette et combien son adhésion était restreinte.

Il n'est pas exact non plus de dire, comme le fait M. Thiers (p. 456), que « sauf un point (l'hérédité de la pairie) Lafayette était complètement satisfait du contenu de l'Acte addition

1. Mémoires de Lafayette, t. V, p. 424.

nel. » Sans parler du titre et du mode d'acceptation, Lafayette trouvait plus d'un point à y reprendre: il y blâmait énergiquement, outre l'hérédité de la pairie, le maintien de la confiscation et l'article 87 qui interdisait, au nom du peuple français, toute proposition de rétablir les Bourbons ni aucun prince de cette famille, même en cas d'extinction de la famille impériale, article qui avait été introduit subitement dans la dernière lecture et que Benjamin Constant attribuait à Napoléon lui-même. Cet article lui paraissait une insulte aux droits de la nation de se choisir des chefs, et il flétrissait le sentiment d'égoïsme qui l'avait dicté. Telles sont les diverses objections que Lafayette n'avait pas craint d'exprimer devant le frère de l'Empereur, le prince Joseph'. Voici d'ailleurs avec quelles restrictions lui et son fils consignèrent leur vote sur le registre de leur commune: Le nouvel acte appelé additionnel à des ci-devant constitutions de l'Empire qui, pour la plupart, ne furent jamais soumises à la délibération nationale, est lui-même présenté par une autorité provisoire, non à la discussion légale, mais à la signature individuelle des citoyens. Il renferme des articles que tout ami de la liberté doit, à mon avis, adopter, d'autres que je rejette pour ma part sans que le mode imposé permette de les distinguer, encore moins de les discuter ici, mais que je me réserve de désigner ailleurs. Cependant, comme les droits de la souveraineté du peuple ont été reconnus et qu'ils ne peuvent, non plus que les droits essentiels de chacun de nous, être aliénés sur aucun point, je dis oui malgré les illégalités et sous les réserves ci-dessus, parce que je veux hâter de tout mon pouvoir la réunion d'une assemblée représentative, ce premier moyen de salut, de défense et d'amendement. »

1. Mémoires, p. 420.

Vous le voyez, M. Thiers, obéissant à une sorte de parti pris, n'a pas rapporté très-exactement les sentiments de Lafayette au sujet de Napoléon et de l'Acte additionnel, non plus que ceux de Benjamin Constant. A l'égard de Mme de Staël, par suite de la même cause, il a pris juste le contrepied de la vérité. L'erreur commise ici par M. Thiers a déjà été relevée par l'auteur du livre récent Coppet et Weimar, et par M. Chauffour-Kestner '; mais je tiens à la mettre en lumière à mon tour, parce qu'il s'agit d'une femme illustre non seulement par son génie, mais par sa résistance au despotisme de Napoléon, et parce qu'un écrivain fort répandu, M. Sainte-Beuve, a cru devoir défendre ici M. Thiers contre l'auteur de Coppet et Weimar.

Dans ses Considérations sur la Révolution française (Part. V, chap. IV), Mme de Staël s'exprime ainsi :

« Si c'était un crime de rappeler Bonaparte, c'était une niaiserie de vouloir masquer un tel homme en roi constitutionnel; du moment qu'on le reprenait, il fallait lui donner la dictature militaire, rétablir la conscription, faire lever la nation en masse, enfin ne pas s'embarrasser de la liberté quand l'indépendance était compromise. L'on déconsidérait nécessairement Bonaparte en lui faisant tenir un langage tout contraire à celui qui avait été le sien pendant 15 ans. Il était clair qu'il ne pouvait proclamer des principes si différents de ceux qu'il avait suivis, quand il était tout puissant, que parce qu'il y était forcé par les circonstances.... Quelques amis de la liberté, cherchant à se faire illusion à euxmêmes, ont voulu se justifier de se rattacher à Bonaparte en lui faisant signer une constitution libre; mais il n'y avait point d'excuse pour servir Bonaparte ailleurs que sur le 1. Réforme littéraire, 25 février 1862. 2. Causeries du Lundi, 12 mai 1862.

champ de bataille. Une fois les étrangers aux portes de la France, il fallait leur en défendre l'entrée : l'estime de l'Europe ne se regagnait qu'à ce prix. Mais c'était dégrader les principes de la liberté que d'en entourer un ci-devant despote; c'était mettre de l'hypocrisie dans les plus sincères des vérités humaines. En effet, comment Bonaparte aurait-il supporté la constitution qu'on lui faisait proclamer? Lorsque des ministres responsables se seraient refusés à sa volonté, qu'en aurait-il fait ? Et si ces mêmes ministres avaient été sévèrement accusés par les députés pour lui avoir obéi, comment aurait-il contenu le mouvement involontaire de sa main pour faire signe à ses grenadiers d'aller encore une fois chasser à coups de baïonnettes les représentants d'une autre puissance que la sienne... Une grande faute aussi qu'on a fait commettre à Bonaparte, c'est l'établissement d'une chambre de pairs. L'imitation de la constitution anglaise, si souvent recommandée, avait enfin saisi les esprits français, et, comme toujours, ils ont porté cette idée à l'extrême; car une pairie ne peut pas plus se créer du soir au lendemain qu'une dynastie.... D

Vous venez d'entendre le jugement porté par Mme de Staël sur le nouveau rôle de Napoléon, sur les quelques amis de la liberté qui s'étaient rattachés à lui, enfin sur la nouvelle constitution elle-même, l'Acte additionnel; voici maintenant l'affirmation de M. Thiers:

Mme de Staël, que son rare esprit et sa parfaite connaissance de l'Angleterre garantissaient des erreurs régnantes (sans doute du préjugé contre l'hérédité de la pairie ?) approuva hautement l'Acte additionnel (p. 453) 1. »

1. Plus haut, M. Thiers a affirmé que, depuis le retour de Napoléon, Mme de Staël n'avait pas quitté sa demeure, tandis qu'il est parfaitement établi qu'elle était partie pour Coppet dès le 12 mars.

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