Page images
PDF
EPUB

intellectuelles de M. X... que, maire de sa commune, et conseiller d'arrondissement, lorsqu'il fut frappé en 1861, il ful maintenu dans ces fonctions et continua à les exercer jusqu'à sa mort, qui est arrivée le 2 mai 1867, c'est-à-dire pendant cinq ans, dans les conditions d'une aphasie à 'peu près complète, avec l'hémiplégie droite qui avait persisté.

Il avait, en ces deux qualités, de nombreuses signatures à donner, et cette raison le détermina à apprendre à signer. Il y parvint en assez peu de temps.

Non content de ce résultat, il appliqua, avec une énergie de volonté très-rare, son intelligence à réaliser son intention formelle d'écrire de la main gauche, et il y parvint également en un temps assez court. I put alors donner toutes les signatures qui lui étaient demandées. On lui vit même écrire quelques lettres privées, mais c'était pour lui un travail assez pénible.

Son écriture était fort lisible; les lignes n'étaient pas observées, mais les mots étaient bien détachés; la rédaction était correcte, aussi bien que l'orthographe.

Il comptait parfaitement l'argent que lui versaient ses fermiers.

Il s'intéressait, m'assure-t-on, à la conversation et, lorsqu'on annonçait un fait inexact, il le déniait et par ses gestes et par sa parole, en répétant, jusqu'à ce qu'on l'eût rectifié Non! non! non!

Il saisissait très-bien la plaisanterie, aimait les réunions, et chez lui, dans son château, où il y avait souvent des dîners, son regard manifestait visiblement à ses convives le plaisir qu'il avait à les recevoir.

Il lisait son journal, notait les passages les plus inté

ressants.

Dans ces conditions, M. X... fit un long testament olographe suivi de deux codicilles, et par lequel, changeant

l'ordre de sa succession, il disposait de la totalité des biens et valeurs composant son hérédité.

Après avoir désigné les personnes que le testateur instituait pour légataires universels, pour les parts de la succession afférentes aux lignes paternelle et maternelle, le testament contenait des legs particuliers d'une importance telle, qu'ils réduisaient très-notablement la part des héritiers du sang.

Parmi ces legs particuliers s'en trouvaient deux un d'une rente viagère de 1000 francs, au profit de la domestique de confiance du testateur, et un autre d'une somme de 3000 francs, une fois donnée, au profit de son valet de chambre, époux de cette dernière.

La modicité de ces deux legs, qui ne représentaient qu'une très minime partie de la succession et qui n'étaient, après tout, que la juste rémunération de bons et dévoués services, exclut la pensée de toute captation exercée sur l'esprit du testateur par ses deux domestiques.

M. X... était resté célibataire.

Ce testament, écrit en double et refait à deux fois, comprenait plusieurs feuilles de timbre. M. X... avait mis assez longtemps à l'écrire, ne faisant chaque jour que quelques lignes. On constatait très-bien, paraît-il, le commencement et la fin de ces lignes, en ce sens que l'écriture, tremblée d'abord, devenait de plus en plus ferme pour être à la fin assez tourmentée, comme étant l'œuvre d'une main qui se fatigue.

Ce testament était, d'ailleurs, parfaitement libellé, si bien libellé même, que les héritiers du sang l'ayant attaqué, se prévalurent de cette perfection même, pour le présenter comme ayant été rédigé par un homme d'affaires, mais dicté en fait, dans toutes ses dispositions, par la personne qui avait pris le gouvernement de sa personne et de ses biens.

M. X... n'aurait fait, suivant eux, ce testament qu'en copiant machinalement un modèle, et cet acte n'aurait été, par suite, qu'une œuvre d'intrigue imposée habilement à la faiblesse d'intelligence et de volonté d'un paralytique.

Au début de l'affaire, un des héritiers, magistrat éminent du ressort, m'ayant demandé mon avis personnel sur quel ques points, j'ai cru devoir lui faire une réponse dont j'extrais les passages ci-après :

« Cette question est on ne peut plus délicate, et sa solution suppose une étude approfondie de tous ses éléments, en suivant une direction scientifique.

>> Tout ce que je puis en dire d'une manière générale et d'après les données, d'ailleurs très-précises, fournies par votre lettre, c'est que l'aphasie est considérée bien moins comme une maladie que comme un symptôme de maladie. Or, la signification de ce symptôme varie suivant la maladie dont il constitue un des signes; il varie, par exemple, suivant que l'aphasie résulte d'une altération circonscrite à la faculté d'articuler les mots propres à la représentation des idées, ou suivant que l'aphasie procède d'une altération qui ait porté à l'intelligence une atteinte assez profonde pour entraîner une absence plus ou moins complète d'idées, et pour rendre, par suite, leur représentation plus ou moins inutile ou sans objet. Dans le premier cas, l'intelligence de l'aphasique est intacte, ses idées sont saines et entières, mais il ne peut les exprimer par la parole. Dans le deuxième cas, l'aphasique n'exprime rien, parce qu'il n'a plus rien à exprimer. L'aphasie suppose toujours alors l'amnésie, c'est-à-dire la perte de la mémoire; je n'ai pas besoin d'ajouter que cette dernière espèce est susceptible de degrés, et qu'en dehors des cas où l'amnésie à laquelle se lie l'aphasie est complète, il en est d'autres dans lesquels la mémoire n'est qu'incomplétement lésée.

Ne faut-il pas faire la part de la sensibilité qui s'exalte

facilement chez les apoplectiques, et dont l'exaltation tend évidemment à amollir le caractère, à le rendre accessible à des influences qui ne se seraient pas exercées sur lui dans d'autres conditions?

La différence qui existe entre l'homme et la femme, sous le double rapport que j'examine, ne fournit-elle pas un argument à l'appui de ce que j'avance?

L'attribut de la sensibilité qui distingue la nature de la femme ne détermine-t-il pas, en général, chez elle cette faiblesse de caractère qui, dans nos mœurs, fait, il est vrai, sa force, et n'est-ce pas lui encore qui imprime à l'enfance ce caractère de débilité que l'on retrouve chez le vieillard, et qui rapproche ainsi les deux extrêmes de la vie: senectus velut altera est pueritia ?

Je n'hésite pas, pour mapart, à déclarer que si chez certains aphasiques avec hémiplégie on peut constater une intégrité paraissant entière des facultés intellectuelles, il me semblerait bien téméraire d'affirmer que ces malades ont conservé le même degré de force morale, et que cette force morale n'ait pas subi des atteintes qui, rendant les sujets accessibles à certaines influences, les laissent désarmés devant le danger des captations.

» Le premier cas, celui dans lequel l'aphasie ne coexiste avec aucune altération de l'intelligence, est beaucoup plus rare que le deuxième.

» D'après ce qui précède, et pour le cas particulier dont il s'agit dans votre lettre, le nœud tout entier de la question serait dans l'appréciation de l'état intellectuel coexistant avec la paralysie du testateur, et c'est sur ce point essentiel que devrait porter la consultation médico-légale, s'il en était provoqué une pour les besoins de la cause.

» Pour faciliter, du reste, votre édification, je ne crois pouvoir mieux faire, monsieur, que de vous adresser un volume dans lequel vous trouverez le résumé le plus complet de

l'état de la science sur la question dont il s'agit (volume du Dictionnaire encyclopédique de Dechambre, contenant l'article: APHASIE).

» Bien que l'auteur Soit un de mes meilleurs amis, je n'hésite pas à recommander son travail à vos méditations. » Cet auteur, messieurs, vous l'avez nommé, c'est notre savant collègue Jules Falret.

Dans une deuxième lettre, le même magistrat me posait cette question :

» 1° S'il est vrai qu'on puisse réapprendre la lecture et l'écriture à un aphasique, est-ce que cette nécessité même de recommencer une éducation enfantine ne dénonce pas un grand trouble de l'intelligence?

» En effet, ajoutait-il, un homme frappé, même temporairement, d'une maladie qui le prive de l'écriture et de ses connaissances, ne doit-il pas reprendre de lui-même et sans éducation nouvelle l'usage de l'écriture, s'il a une intelligence saine et intacte?»

Cette objection n'est pas sérieuse; il est évident, en effet, que si d'une part la nécessité de recommencer une éducation est l'indice d'un premier trouble dans l'intelligence, la possibilité pour cette dernière de recevoir cette éducation et d'en profiter fournit une preuve du retour de son intégrité.

Quant à l'observation qui suit l'énoncé de cette question, elle ne peut émaner que d'un homme étranger à notre science.

N'est-il pas évident que M. X..., qui écrivait de la main droite avant de devenir hémiplégique de ce côté, ne pouvait pas reprendre l'usage de l'écriture de cette main, et que, pour apprendre à écrire de la main gauche, il a eu besoin d'une éducation nouvelle.

Ces objections n'ont, vous le voyez, messieurs, rien de sérieux et je ne les ai relevées devant vous que parce

« PreviousContinue »