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D'HYGIÈNE PUBLIQUE

ET

DE MÉDECINE LÉGALE

HYGIÈNE PUBLIQUE

LA PROSTITUTION AU JAPON

Par M. le D' G. MAGET

Médecin de première classe de la marine

L'histoire de la prostitution au Japon reste à faire en grande partie. La plupart de ceux qui ont écrit sur ce pays ont abordé le sujet, mais d'une façon incidente, n'envisageant guère que le côté curieux, insistant à tort ou à raison sur la façon dont les gens du pays envisagent l'institution. J'ai dit institution et ne crois pas dépasser les limites de la réalité, car en aucune autre région du globe la prostitution. n'est aussi bien réglementée, aussi bien contrôlée par l'État, qui d'ailleurs l'impose sans pitié, et surtout aussi franchement répandue. Depuis des siècles elle se conforme à des ordonnances qui ont peu ou point varié et qui avaient encore cours à l'époque où j'arrivais au Japon, en 1870, époque où cette contrée était encore en pleine féodalité. Un événement politique amena la réglementation de la prostitution, et je le rappelle en quelques mots.

Les mikados, empereurs temporels et spirituels, luttaient depuis longtemps contre leurs puissants feudataires. En 1815, le péril devint si grand, qu'ils se virent dans l'obligation de résigner la meilleure partie de leurs prérogatives entre les mains d'un plus habile, Yoritomo, qu'ils investirent du titre de siogoun, c'est-à-dire de lieutenant général des armées, titre auquel les Américains substituèrent celui

de taïkoun (qui en chinois signifie également lieutenant général), lors du traité d'ouverture qu'ils imposèrent au Japon. Yoritomo battit les révoltés et, profitant de sa victoire, fonda la dynastie des taïkouns, qui, en puissance du pouvoir effectif, régna sur l'empire parallèlement aux mikados ou empereurs spirituels. C'est à Yoritomo qu'on attribue la création des corps d'armée permanents, chose jusque-là inconnue au Japon, placés en divers points de l'empire pour surveiller ses intérêts, et notamment à Kamakoura, à Osaka, à Kioto, à Nagasaki. Pour protéger les populations contre le voisinage des troupes, il aggloméra et réglementa la prostitution autour de ses garnisons; on dit que, pour mieux servir la cause, certains corps étaient dans l'obligation de se vouer au célibat. Les lupanars, en japonais gankiros, ne se montrèrent que plus tard, imaginés par un certain Chou-djin-djinaëmon, originaire de la province de Tsourounga, pays natal du cinquième successeur de Yoritomo. Le premier qu'on vit à Yeddo, seconde capitale de la dynastie des siogouns, établi sur l'emplacement d'un marais, s'appela, pour cela même yochi-wara (plante de marais), mot qui s'emploie communément comme synonyme de ganklro. Du temps de Kæmpfer, c'est-à-dire il y a plus d'un siècle, la prostitution était ce qu'elle était encore il y a six années, et il est permis de supposer que depuis fort longtemps son histoire est aussi invariable.

Ici, et partout d'ailleurs, la misère est la cause première du mal; poussés par le besoin, les agriculteurs, les artisans, les marchands amènent leurs enfants dans l'enceinte des gankiros, où, à la suite d'un contrat passé avec les gérants des maisons, ils les livrent à celui-ci pour un temps déterminé, moyennant une somme d'argent dont une partie est prélevée par les règlements officiels. Parfois les yakounines et samourais, c'est-à-dire les gens de la petite noblesse, qui tombaient dans la misère ou se trouvaient dans l'impossi

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bilité d'acquitter leurs dettes au moment de l'échéance, fin de janvier et de juillet, -engageaient eux-mêmes leurs enfants, leur femme,leurs sœurs en payement du semestre. D'après l'impitoyable législation d'yeyas-gonghen, le chef d'une famille noble qui n'acquittait pas ses dettes devait se soumettre au suicide, hara-kiri, en présence des membres de sa propre famille, instituée en tribunal. Ceci me mène à dire que la prostitution est loin d'être entourée ici de l'opprobre qui la couvre chez nous. Celles qui la subissent peuvent sans grand désavantage se mêler aux pratiques de la vie générale, peuvent dès l'âge de vingt-cinq ans reprendre le droit chemin, et deviennent souvent des épouses dont la conduite ne répond guère aux orages du passé. Des prêtres habitant les montagnes centrales, les yamabos, avaient le privilége de prostituer leurs filles, moyennant une faible redevance payée au temple de la déesse du Soleil, à Isyé.

Dans les grandes cités, les prostituées sont confinées dans un quartier spécial qui, je l'ai déjà dit, porte le nom de gankiro. Celui d'Yeddo, type du genre, une véritable ville tant sa population est considérable, occupe les confins du quartier de Sitaia, au pied de la perspective d'Ouenou; il est compris dans une palissade quadrilatère défendue d'un étroit fossé d'eau ; une seule porte y donne accès, ses rues et ses ruelles innombrables se croisent à angle droit. Ainsi de tous ceux des grandes villes, d'Osaka, de Niégata, de Nagasaki. C'est dans une des maisons de l'ancien gankiro de Yokohama que les Américains commandés par Perry, à leur insu sans doute, signèrent les préliminaires du traité qui devait ouvrir le Japon aux étrangers; il est vrai que, dans les bourgs et les villages, les plus belles habitations appartiennent aux gankiros et que ce fait se trouve ainsi suffisamment expliqué. Au moment où le commodore Perry abordait pour imposer ses conditions, Yokohama n'était qu'un amas de cabanes de pêcheurs.

Il y a six ans, la population du grand gankiro d'YeddoTokio pouvait s'estimer à plus de 20 000 habitants, celle de la ville étant d'environ 700 000 habitants. Mais, comme les régions excentriques de cette capitale, Skidji, Takanawa, Okoubo, etc., possèdent des quartiers analogues, il s'ensuit que la population galante de la capitale atteint un chiffre élevé. Même fait, d'ailleurs, dans toutes les grandes villes de l'empire. Ajoutons que la prostitution réglementée, dépassant les villes, suit les grandes voies de communication, entourée d'un apparat relatif ; sur le tokaïdo et le nakasendo, à chaque étape, on rencontre des groupes de maisons qui, par leur architecture, leurs dimensions et leur luxe, se distinguent des chaumes environnants. A la saison d'été, la rivière Soumida, qui traverse Yeddo, se couvre de sampans toiturés qui, comme les bateaux-fleurs de la Chine, se peuplent de courtisanes; même chose à Osaka, sur la rivière Yodo, qui traverse cette ville.

Dans un but qui n'est peut-être pas complétement désintéressé, des règlements très-sévères défendent la prostitution en dehors de l'enceinte des gankiros. Le commerce clandestin existe néanmoins, mais certainement moins étendu et moins vivace que dans nos contrées. Les auberges, hatagoias, les maisons de thé, tchaias, où tout Japonais va au moins une fois le jour, sont soumises à une surveillance occulte, mais néanmoins très-effective.

Toute femme qui se livre à la prostitution sans avoir payé aux officiers de police la redevance tarifée qu'elle doit, est par cela même condamnée à la prison et même à la fustigation. Mais, moyennant cette redevance, elle acquiert son fouda, sorte de patente gravée au fer rouge sur une planchette de bois qu'elle doit porter sur elle et présenter à chaque réquisition.

Si la prostitution patentée n'est pas envisagée d'un trop mauvais œil, il n'en est pas de même de la prostitution

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