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>> Si l'on m'objectait qu'il y a trop de subtilité dans ces argumens, je répondrais qu'ils sont puisés dans la signification naturelle des móts, au lieu qu'il a fallu oublier au même moment et sa langue et sa constitution, pour décerner un ordre de chevalerie, dans une simple promesse de récompenses accordées à nos guerriers les plus distingués..

>> Quand l'expression littérale d'un acte est si peu ménagée, il est inévitable que son esprit le soit encore moins.

>> En admettant que la Légion-d'Honneur soit un nouveau pouvoir à introduire dans l'État, je soutiens que le pacte constitutionnel s'y oppose. Je cherche dans le serment qu'elle prononce la nature de ses fonctions; elles consistent à veiller au maintien du gouvernement comme à celui des droits du peuple. Mais tout citoyen a la même tâche à remplir: serait-ce donc le serment d'honneur qui la rendrait plus spéciale? Serait-ce encore que la plupart des membres de cette Légion s'étant illustrés dans

les différentes carrières qu'ils ont parcourues, ont acquis une influence proportionnée à l'éclat de leur réputation? S'ils en usent comme de simples particuliers, rien n'est plus juste. La vertụ doit être honorée et respectée; mais si cette influence devient collective, si elle élève le corps qui la possède au niveau des autres corps constitués de l'État, si elle lui donne une puissance que l'État n'a pas créée, je soutiens une seconde fois qu'il ne faut pas le souffrir; car s'il avait plus de force que tout le peuple même pour défendre le gouvernement, qu'on m'explique comment celui-ci aurait l'imprudence de le tolérer. N'est-il pas évident qu'il pourrait le renverser comme il pourrait le sou tenir? Veut-on examiner la garantie qu'il offre aux droits du peuple? Pour qu'elle soit plus efficace, il a donc des moyens que les autres citoyens n'ont pas? S'il a ces moyens, sous quelque nom qu'on les désigne, ils brident l'égalité commune, ils sont de funestes prérogatives; ils sont enfin, contraires à l'institution même

qui promet de défendre la liberté et l'égalité.

» On parle de créer des institutions : j'y consens, tant qu'elles ne seront ni des pouvoirs ni des priviléges. Dans la théorie qu'on vous a présentée, on confond les gouvernemens représentatifs avec les gouvernemens monarchiques. Il est indispensable dans la monarchie de balancer par des corps intermédiaires l'énorme prépondérance de la royauté. Dans la République, ils sont une source intarissable de discussions, parce qu'ils détruisent l'égalité de tous les citoyens. Dans la Monarchie, où le pouvoir souverain est un, la sauve-garde des peuples est dans la multiplicité des obstacles qui tempèrent l'ardeur des volontés du maître. Dans le gouvernement représentatif, le pouvoir souverain est divisé; le peuple n'est subordonné qu'à ses magistrats, et il ne connaît de magistrats que ceux que la Constitution

avoue.

»Je suis dispensé de raisonner dans l'hy

pothèse que la Légion-d'Honneur n'est point un corps intermédiaire, puisqu'on l'a montrée sous ce point de vue, et qu'on l'a décorée d'une triple influence morale, politique et militaire. J'ai donc prouvé, en ne l'envisageant même que sous les aspects des auteurs du projet, qu'elle est incompatible avec un gouvernement représentatif.

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>> Maintenant j'examinerai ce qu'est véritablement cette Légion : j'établirai qu'en la plaçant parmi vous, vous acceptez un patriciat dont la continuelle tendance sera de vous rendre une noblesse héréditaire et militaire; que le mélange, dans ce corps, des autorités, militaires et civiles, ne fait qu'ajouter aux vices de sa composition et aux difficultés de l'accueillir.

>>> De toutes les causes qui ont produit la révolution française, la plus remarquable en influence et en énergie, c'est celle de la division qui régnait entre les différens ordres de l'État.

» >> L'ordre qui était le dernier par son rang,

était devenu, dans le cours de deux siècles d'un commerce actif et d'une industrie florissante, le premier par la richesse et les lumières. La noblesse luttait cependant encore avec avantage contre lui, en lui opposant ses priviléges, et la possession où elle était de presque toutes les grandes places. Les hommes éclairés des deux ordres n'approuvaient pas ce partage inégal des pouvoirs publics entre les enfans d'une patrie commune. Des écrits pleins de force et de raison répandaient, depuis un demi-siècle, des flots de lumière sur les droits essentiels et inaliénables de l'espèce humaine. L'agriculture réclamait contre des impôts onéreux qu'elle ne payait pas à l'État. Le commerce et l'industrie sollicitaient la suppressión des entraves qui gênaient leur course. A cette préparation de tous les esprits, se joignit la révolution de l'Amérique anglaise, qui les échauffa de son noble exemple. Les hommes les plus distingués, des hommes de tous les rangs prirent une part active dans la querelle

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