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Plusieurs évènements importants ont, dans les diverses parties du monde, marqué les années 1871-1875. Mais il en est cinq surtout qui méritent de fixer l'attention au point de vue des relations juridiques entre les pays civilisés. Ce sont :

1o La révision du traité du Paris de 30 mars 1856, en ce qui concerne la navigation de la Mer Noire et celle du Danube (Traité de Londres du 13 mars 1871);

2o Le rétablissement et la constitution de l'empire d'Allemagne ;

3o Les traités et autres actes relatifs à la conclusion de la paix entre l'Allemagne et la France;

4o Le complément de l'unité italienne et la situation nouvelle faite au Pape dans le droit international;

5o Le traité de Washington et le réglement par voie d'arbitrage international des différends existants entre l'Angleterre et les États-Unis.

Nous parlerons en autant de SS séparés de chacun de ces évènements.

Nous nous appliquerons moins à les discuter au point de vue politique qu'à en narrer et à en préciser très sommairement les éléments principaux et le sens juridique. Le § VI contiendra une rapide énumération de quelques autres faits importants de la même période.

SI.

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RÉVISION DU TRAITÉ DE PARIS DE 1856 EN CE QUI CONCERNE LA
NAVIGATION DE LA MER NOIRE ET CELLE DU DANUBE.

Le traité de Paris du 30 mars 1856 avait eu pour objet, comme le porte son préambule, « d'assurer, par des garanties efficaces et réciproques, l'indépendance et l'intégrité de l'Empire Ottoman.» Cette indépendance et cette intégrité étant depuis longtemps un fait artificiel, dù en partie à la jalousie réciproque des Grandes Puissances, en partie à la crainte désintéressée des innombrables complications que produirait la mort du « Grand Malade, il était naturel que l'on crût devoir recourir à des moyens extraordinaires pour assurer une existence aussi compromise. De là entre autres les articles 11, 15 et 14 du traité, qui neutralisent la Mer Noire (1), et la convention russo-turque annexée au traité, par laquelle les deux parties s'engagent chacune à ne pas entretenir dans la Mer Noire, en fait de bâtiments de guerre, plus de six bâtiments à vapeur, d'un tonnage maximum de 800 tonneanx, et plus de quatre bâtiments légers à vapeur, d'un tonnage maximum de deux cents tonneaux.

Il est superflu de faire ressortir combien cette clause était humiliante et dangereuse pour la Russie. En réalité, la neutralité de la Mer Noire qui, d'après le texte du traité, semblait stipulée au profit de tous les contractants, était stipulée contre elle seule. Limiter ses forces dans la Mer Noire, lui interdire le maintien ou l'établissement d'arsenaux militaires maritimes sur tout le littoral de cette mer, c'était lui enlever tout moyen de pourvoir à la sécurité de la partie de ce littoral qui lui appartenait. La Turquie au contraire demeurait maîtresse de posséder ou de recevoir autant de vaisseaux de guerre qu'elle le voudrait dans l'Archipel, dans le Bosphore et dans les Dardanelles. A la vérité la convention additionnelle du 30 mars 1856, dite des détroits, fermait les Dardanelles et le Bosphore aux bâtiments de guerre étrangers. Mais cette exclusion était expressément limitée au temps de paix, de sorte qu'au premier signal des hostilités les escadres française et anglaise, stationnées dans la Méditerranée, pouvaient être prêtes à franchir le passage.

(1) V. ci-après le texte de ces articles, p. 1 en note.

Il n'est pas étonnant que la Russie ait eu le désir de se soustraire aux conséquences de cette clause, presque dès le lendemain de sa signature, C'est à ce désir probablement qu'il faut attribuer les tentatives qu'elle parait avoir faites il y a quelques années, et qui doivent avoir échoué, pour se créer une station militaire maritime sur le littoral italien de la Méditerranée, notamment à Villafranca. En 1870, elle crut le moment venu de se dégager formellement et légalement de cette entrave. Au milieu de la guerre francoallemande, l'Europe, attentive à cette lutte gigantesque, apprit, non sans inquiétude, qu'une nouvelle complication la menaçait du côté de l'Orient. Par dépêche du 19/51 octobre, le chancelier impérial, prince Gortchacow, ordonnait aux représentants de la Russie auprès des Puissances signataires du traité de 1856, de déclarer :

que S. M. Impériale ne saurait se considérer plus longtemps comme liée aux obligations du traité du 18/50 mars 1856, en tant qu'elles restreignent ses droits de souveraineté dans la Mer Noire;

» que S. M. Impériale se croit en droit et en devoir de dénoncer à S. M. le Sultan la convention spéciale et additionnelle audit traité, qui fixe le nombre et la dimension des bâtiments de guerre que les deux puissances riveraines se réservent d'entretenir dans la Mer Noire;

» qu'Elle en informe loyalement les puissances signataires et garantes du traité général dont cette convention fait partie intégrante;

qu'Elle rend sous ce rapport à S. M. le Sultan la plénitude de ses droits. comme elle la reprend elle-même. »

Tout en faisant valoir les considérations de fait d'où résultait, d'après elle, que le traité lui faisait une situation intolérable, la Russie prétendait en droit que les infractions dont le traité avait eté l'objet l'autorisaient ellemême à se dégager de clauses qui mettaient sa sécurité en péril. Comme exemples de ces violations, elle citait l'union des principautés de Moldavie et de Valachie, puis l'appel d'un prince étranger pour les gouverner, contrairement à l'esprit comme à la lettre du traité et des protocoles subséquents; l'accès des détroits ouvert à des navires de guerre étrangers et celui de la Mer Noire à des escadres entières (1).

La dépêche du 19 octobre fut suivie dès le lendemain d'autres dépêches d'une nature plus confidentielle, dans lesquelles le gouvernement russe protestait contre toute supposition d'hostilité ou de malveillance envers la Porte. Notre décision, écrivait-il à son ambassadeur à Londres,

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(1) Dépêche du 19 octobre. Livre rouge Autrichien, IV, no 157.

n'implique aucun changement dans la politique que S. M. l'Empereur » suit en Orient. »> « Elle n'affecte en rien, écrivait-il à Vienne,

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« les

principes que le traité de 1856 a donnés pour base à l'existence de l'Empire » Ottoman.............. L'Empereur ne recherche aucun rôle exclusif. Sa Majesté > est disposée à se prêter à toute entente collective de l'Europe pour donner >> aux questions qui s'agitent en Orient une solution conforme aux intérêts généraux de la paix et du progrès.

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Quel que fut le ton conciliant de ces dépêches du 20 octobre, la circulaire du 19 octobre, où la Russie se déclarait dégagée de droit de certaines clauses d'un traité international, n'en souleva pas moins, spécialement à Londres et à Vienne, une grande irritation. L'interdiction prononcée par l'art. XI du traité de Paris était « formelle et à perpétuité, » et l'art. XLV stipulait expressément que la convention additionnelle relative à la force et au nombre des bâtiments de guerre tolérés ne pourrait être « ni annulée ni modifiée sans l'assentiment des puissances signataires du présent traité. » En supposant que la Russie eût raison au fond, était-ce à elle à se constituer son propre juge? Admettre un pareil précédent, ce serait, écrivirent à la fois Lord Granvilie (1) et M. de Beust (2), « compromettre non-seulement » tous les traités existants, mais encore ceux à venir. A la vérité on reconnaissait qu'on ne peut soumettre les conventions internationales aux mêmes règles que les conventions entre particuliers. En dépit des mots « éternelle» et « perpétuelle, dont on abuse toujours quand on les applique aux choses de ce monde, il n'est probablement pas possible de faire un traité susceptible d'une application indéfinie. L'histoire apprend que les actes les plus solennels vieillissent et que, si l'on ne veut les voir universellement méprisés ou violemment rompus, il faut, en les révisant, leur infuser une jeunesse nouvelle. Il en est surtout ainsi de ceux qui imposent à une nation des restrictions exceptionnelles au droit commuu. Mais encore voulait-on que la révision fût demandée à tous les intéressés, et qu'elle ne fùt point unilatérale. La maxime contraire peut contribuer, disait avec esprit M. De Beust, à rendre les traités faciles, elle ne servira pas à les rendre solides (3).

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(1) Dépêche du 10 novembre 1870.

(2) Dépêche du 16 novembre 1870, no 1.

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(3) Dépêche du 16 novembre, no 1. « Nous n'avons jamais prétendu, » écrivait-il dans une autre dépêche (du 7 décembre 1870, L. Rouge, V, no 168), « que les transactions internationales fussent à » l'abri des injures du temps et qu'elles dussent être maintenues intactes à tout jamais. Si ferme que puisse être, au moment de la signature d'un traité, la résolution des contractants de lui assurer une ▸ durée perpétuelle, il est incontestable, ainsi que le fait remarquer M. le Chancelier russe, qu'à la longue il peut survenir tes évènements qui changent les situations de sorte à faire désirer aux signataires une modification de tout ou partie de la convention. Mais, dans ce cas, le droit des gens

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Cependant, tout en repoussant avec une grande vivacité la prétention de la Russie en la forme où elle s'était produite, les cabinets de Londres et de Vienne firent clairement entendre qu'ils consentiraient volontiers à modifier de commun accord le traité de 1856, de manière à donner satisfaction à la Russie. Celle-ci déclara de son côté qu'elle n'insistait pas sur la question de forme, et qu'elle n'aurait pas demandé mieux que d'arriver au résultat par un accord avec les signataires du traité de 1856 (1). »

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La voie se trouvait ainsi frayée vers une solution pacifique, lorsque, par dépêche télégraphique du 26 novembre 1870, le Chancelier de la confédération du Nord, à la suite de divers entretiens qu'il avait eus à Versailles avec le sous-secrétaire d'état britannique M. Odo Russell, proposa une conférence, qui se tiendrait à Londres (2), entre les puissances signataires du traité de Paris, pour examiner les questions soulevées par la circulaire russe du 19-31 octobre. Cette proposition fut successivement acceptée par la Russie, l'Italie, la Turquie et l'Autriche-Hongrie. Quant à la France, comme elle était en guerre avec l'Allemagne, elle fut, de commun accord entre l'Allemagne et l'Angleterre, invitée par cette dernière puissance. Malgré cette précaution, destinée à ménager la susceptibilité du gouvernement français, le premier mouvement de la délégation de Tours fut de refuser son adhésion à ce qu'il regardait comme une « proposition prussienne, et sa participation à une conférence qui se tiendrait sous les auspices de la Prusse (3). » Le gouvernement de la défense nationale qui siégeait à Paris se plaça à un autre point de vue, et chercha à rattacher la question de la conférence de Londres à la négociation d'un armistice entre l'Allemagne et la France. Cependant le chargé d'affaires de France à Londres finit par annoncer purement et simplement, que le Ministre des affaires étrangères, M. Jules Favre, serait chargé de représenter son pays à la conférence (4).

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Tout semblait arrangé et l'ouverture de la conférence était déjà fixée au 3 janvier 1871, lorsque de nouvelles difficultés surgirent à propos de la sortie de M. Jules Favre de Paris. Pour traverser les lignes prussiennes, il lui fallait un sauf-conduit, qui fut demandé par l'intermédiaire du gou

indique la voie à suivre; c'est celle d'un recours fait par l'État qui a intérêt aux autres puissances intervenantes, dans le but de s'entendre sur les modifications à apporter au traité » ... etc. (1) Dépêche (russe) du 8-20 novembre 1870.

(2) M de Bismark avait d'abord proposé St.-Petersbourg, mais, sur les objections de M. Russell, il avait ensuite accepté Londres comme siége de la conférence.

(3) Dépêches de Lord Lyons à Lord Granville, 29 novembre et 1 décembre 1870.

(4) Lettre du 27 décembre 1870 de M. Tissot, chargé d'affaires de France à Londres, à Lord Granville.

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