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CHAPITRE VI.

Des bases philosophiques de la législation pénale.

Comment et pourquoi le monde existe-t-il? Comment et pourquoi sommes-nous dans ce monde? Ce n'est pas assez de cette double difficulté; car si nous regardons l'univers, l'histoire et nous-mêmes, qu'y voyons-nous? du mal; de telle façon qu'après nous être demandé pourquoi le monde et pourquoi l'homme, nous sommes inévitablement amenés à compliquer cette question par ce problème si triste : Pourquoi y a-t-il du mal?

Qu'il y ait du mal sur la terre, c'est le cri de l'homme et le témoignage de l'histoire. Interrogez toutes les religions, elles vous diront qu'il y a du bien et du mal, et chacune se vantera d'en expliquer l'origine mieux que toute autre. Les

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Indous adorent le verbe créateur Brahma; audessous de lui luttent Vichnou chargé de sustenter le monde et de le conserver, et Siva chargé de le détruire. Chez les Persans, Ahriman le mauvais génie combat Ormuzd qui représente le bien, et tous deux sont subordonnés à une unité supérieure. L'Egypte met aux prises Typhon avec Osiris. Le paganisme soulève les Titans contre Jupiter, et nous livre cette autre allégorie de Vulcain précipité sur la terre. La religion chrétienne a aussi sa cosmogonie; et c'est la plus récente acceptée par la foi de l'humanité. Or, suivant la Genèse, Dieu créa le ciel et la terre, et plaça l'homme dans un Paradis. La créature y fut tentée par le prince des ténèbres, par le mauvais principe. Il existait donc antérieurement à l'homme : comment est-il déchu? il ne doit sa chute qu'à lui-même; il était bon auparavant; ange de lumière, au pied du trône de Dieu, dans son ordre et sa hiérarchie, dans son obéissance et dans son amour, il vivait d'une vie harmonieuse et commune dont la céleste unité le faisait participer. Comment donc est-il tombé? mystère.

Remontons plus haut encore. Comment cette unité primitive en est-elle venue à se développer par des existences pures, mais inférieures à ellemême? mystère.

Les cosmogonies posent les questions sans les

résoudre; mais elles ont cet avantage sur la philosophie, qu'elles enchantent l'imagination, entraînent la foi et le sentiment. La cosmogonie chrétienne ne crée ni n'explique le bien et le mal, mais elle en reconnaît l'empire; elle s'apitoie sur la nature et les douleurs de l'homme; elle le console et le captive par cela même qu'elle chante et confesse ses tourmens; et dans la poésie sombre et déchirante de la Genèse, de l'Enfer et du Paradis perdu, on dirait une amie qui pleure avec celui qui pleure.

La philosophie a fait aussi son effort. Dieu peut-il créer le mal volontairement, de son propre mouvement? a-t-elle demandé. Non. Cependant il y a du mal; il doit avoir une cause; si elle ne peut être la même que celle du bien, elle sera donc indépendante, coexistante avec elle, coéternelle, également puissante. Voilà le manichéisme. Il puisa sa force dans l'existence incontestable du mal, et dans la répugnance invincible qu'éprouve notre nature à l'attribuer à la source du bien. Mais, d'un autre côté, la philosophie de Manès contrariait les conditions même de l'esprit de l'homme. Posez en effet deux principes coéternels, c'est poser une dualité qui ne peut exister, selon les lois de notre pensée, qu'après une unité antérieure à laquelle nous remontons nécessairement. Entre deux principes qui coexistent, bien

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que l'un représente le mal et l'autre le bien, il y a cependant un fond commun, une identité, l'existence même. S'ils coexistent, ils existent donc; s'ils existent, ils se donnent rendez-vous dans une unité identique; le monde n'a pas com‐ mencé par deux; il a commencé par un aussi le manichéisme a fait une secte, et non pas une religion..

Au XVIIe siècle, Bayle et Leibnitz agitèrent le problème. Leibnitz, dans ses essais de Théodicée, tenta d'expliquer rationnellement la cosmogonie chrétienne, et d'enfermer ensemble la raison et la foi dans la sphère de l'harmonię préétablie. Bayle, dont l'esprit sceptique était si espiègle contre toutes les croyances, et qui poussa toujours le pyrrhonisme jusqu'au point où il se sépare du bon sens, se donna le plaisir d'exposer avec une logique moqueuse tous les argumens du manichéisme; toutefois il ne put disconvenir que, si le spectacle du mal lui prête d'abord quelque crédit, il tombe tout-à-fait devant les lois de notre intelligence.

Kant jeta plus de lumière sur la question par la profondeur si naïve et si candide de sa psychologie. En faisant la critique de la raison, il lui posa trois questions, question psychologique, cosmologique, théologique. Il la convainquit d'impuissance sur ces trois points; il démontra que,

dans la recherche de l'origine et de la valeur de ses idées, elle ne saurait leur trouver une réalité objective, indépendante d'elle-même; que lorsqu'elle prend l'idée propre qu'elle s'en fait, pour leur nature même, elle commet un énorme paralogisme, et que, par conséquent, elle ne saurait arriver à une psychologie véritablement rationnelle. Dans la sphère cosmologique, Kant pose quatre thèses et quatre antithèses sur l'origine du monde; il montre que la raison donne à la fois sur ces quatre points l'affirmative et la négative, et partant pas la vérité. Pour ce qui concerne la théologie, Kant poursuit son accusation contre la raison; il bat en ruines l'argument de Descartes, celui de Leibnitz, et la preuve tirée du spectacle du monde sur l'existence de Dieu; si bien que vous sortez de cet impitoyable examen, dépouillé de la connaissance rationnelle de l'âme, du monde et de Dieu. Pour échapper à une si terrible angoisse, Kant se réfugie dans la conscience même de l'homme, dans le sentiment pratique de la réalité et de la vie, et il remplace alors la démonstration rationnelle par l'irrésistible cri de la conscience et de la nature. Reconnaître, sans l'expliquer, l'existence du mal et du bien; s'armer de sa liberté pour combattre l'un et augmenter la sainte influence de l'autre; se vouer à la vertu malgré les ellipses et les faiblesses de la science,

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