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l'historien de Charles XII et de Louis XIV, pour l'homme qui popularisait en France Locke et Newton, qui faisait du théâtre une arène philosophique, c'était un sacrifice que de donner son temps à débrouiller des procès, de s'occuper du chevalier de Labarre, d'Etallonde et du comte de Morangiez; mais Voltaire, qui aimait avec pas→ sion l'humanité et la gloire, se montrait partout où il pouvait servir l'une et acquérir l'autre. L'humanité était outragée par la législation; il en défendit les droits sans relâche, et sous toutes les formes; requêtes, mémoires, pamphlets, il n'épargna rien. Il commenta Beccaria qui n'était au fond que son élève; il remplit le barreau de ses disciples, suscita Servan, Dupaty, et, ralliant à lui tout ce qu'il y avait d'âmes honnêtes et ardentes, il battit en ruines une législation qui avait pour doctrine la torture et la roue. Défendre l'humanité, voilà le cri de Voltaire; vers la fin de sa vie il écrivait ces vers éloquens :

Hélas! tous les humains ont besoin de clémence;
Si Dieu n'ouvrait ses bras qu'à la seule innocence,
Qui viendrait dans ce temple encenser les autels?
Dieu fit du repentir la vertu des mortels.

Ce juge paternel voit du haut de son trône

La terre trop coupable, et sa bonté pardonne *.

Il est temps de revenir à des sentimens plus

* Olympie, 1764.

respectueux pour la mémoire de Voltaire. Les autres peuples savent mieux que nous défendre leurs grands hommes. Ainsi Leibnitz, qui a constitué l'esprit allemand, qui le premier l'a mis en rapport avec l'Europe, est toujours resté le dieu de l'Allemagne, et les progrès accomplis après lui n'ont fait que reculer dans l'imagination des peuples la distance qui le sépare de ses successeurs. Voltaire a fait pour la France ce que Leibnitz a fait pour l'Allemagne; pendant trois quarts de siècle il a représenté son pays, puissant à la manière de Luther et de Napoléon; il est destiné à survivre à bien des gloires, et je plains ceux qui se sont oubliés jusqu'à laisser tomber des paroles dédaigneuses sur le génie de cet homme.

LIVRE TROISIÈME.

L'HISTOIRE.

CHAPITRE PREMIER.

Rome.

Un artiste conçoit son œuvre : c'est alors qu'il est vraiment heureux et content, car il rêve une exécution aussi pure que l'idée même. Un citoyen, dans une circonstance décisive de l'histoire de son pays, conçoit une grande action, et son âme s'en applaudit. Mais ni le citoyen ni le poète ne pourront arracher de la faiblesse de notre nature, de ses passions et de ses langueurs, quelque chose d'irréprochable, et l'idéal de la vertu est aussi impraticable que l'idéal du génie.

L'humanité n'est pas mieux partagée; si nous avons reconnu le mal dans l'homme et dans la nature, nous le retrouvons dans l'histoire, où il

altère les plus nobles conceptions, les fait dévier de leurs principes, les corrompt dans leur cours, 'où il donne de sa présence une triste certitude et montre qu'il n'est ni une hypothèse de la philosophie ni une illusion de tempérament mélancolique.

Le XVIIe siècle a invectivé contre le passé, et l'école de Voltaire, si utile et si féconde, a été entraînée à ne voir souvent dans l'histoire qu'une déception de l'humanité. Nous ne saurions tomber aujourd'hui dans cette préoccupation alors si naturelle.

A cette accusation contre le passé on a voulu opposer de nos jours une apologie complète, voir dans l'histoire la réalisation entière des idées de l'humanité, et trouver légitimes tous les faits accomplis. Je me sépare ouvertement de cet optimisme historique, et je ne saurais transiger avec lui. Sans doute, dans toutes les entreprises de l'humanité il y a l'intention du bien; mais le résultat ne correspond jamais entièrement à la pensée. Si l'histoire était la reproduction complète de ce qui doit être, de la philosophie, d'où viendrait donc cette succession de chutes et de progrès? d'où viendraient les révolutions? quelle serait la raison de ces éclipses de la vérité et du bon droit? pourquoi ces immolations de tyrans, et pourquoi les réveils de la liberté? Non, l'histoire

n'est pas un miroir sans tache où l'homme puisse refléter purement son image; elle est le développement progressif, mais altéré, de l'humanité; la représentation successive, imparfaite et tronquée de notre nature *.

Nous ne saurions non plus la comprendre qu'en vertu de nous-mêmes, de notre siècle et de notre foi non qu'il faille imposer au passé des règles à priori, des formules dont la largeur apparente devient toute mesquine quand on veut y encadrer la réalité; mais il est impossible d'aborder et d'observer l'histoire sans un cœur d'homme, sans cette inévitable partialité qui seule donne à notre estime son prix et sa valeur. On pourra l'écrire d'une plume pittoresque, y semer les portraits, y dérouler les descriptions; mais que toujours l'homme se fasse reconnaître dans l'artiste ; que toujours la nature humaine soit en jeu et en saillie, et la philosophie en tête pour absoudre ou pour condamner. Loin de nous reposer dans l'optimisme historique en

* J'ai déjà, dans la théorie du droit positif ( Introduction à l'Histoire du Droit, chap. 3), observé ce mélange de bien et de mal qui constitue l'histoire : « A la philosophie s'est associée l'histoire, tantôt pour l'exprimer, tantôt aussi pour lui mentir.» M. Gans, dans le Jahrbücher für wissenschaftliche Kritik, qui se publie à Berlin, en examinant mon livre avec autant de bienveillance que de profondeur, m'a opposé un optimisme qui est la conséquence naturelle de la philosophie de son école; mais j'avoue que ce savant critique ne m'a pas ébranlé.

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