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sous le poids du gouvernement, Fuad-pacha s'était bientôt convaincu que le palais le tenait pour suspect et que ses ennemis songeaient à le renverser. Ceux-ci avaient habilement circonvenu la sultane Validé qui s'était faite auprès de son fils l'organe des accusations les plus invraisemblables contre le ministre des affaires étrangères.

Fuad-pacha se voyant ainsi dans l'impossibilité d'exercer la pleine autorité du grand-vizirat, en l'absence du chef du cabinet, résolut de se retirer, s'il n'obtenait de constituer avec son collègue Ali, un ministère indépendant et responsable dont on écarterait aussi bien les intrigants et les adversaires plus ou moins déguisés du progrès, que les exaltés de la Jeune Turquie. Ce dernier parti en effet ne pouvait qu'inspirer de la défiance, dirigé qu'il était alors par des chefs résidant à l'étranger. On le supposait capable des entreprises les plus folles et son libéralisme était plus que sujet à caution. Le Muchbir, son porte voix, qui précédemment se donnait comme le défenseur convaincu de l'égalité entre musulmans et chrétiens, venait de jeter le masque; il prêchait le pur islamisme des premiers califes, la guerre sainte contre les infidèles, s'indignant notamment que la Porte fut représentée par des chrétiens à Londres, à Berlin et à Athènes (1).

Comme en 1863, dans des circonstances analogues (2), le le Sultan fut mis en demeure de choisir entre les fanati

(1) Le parti de la Jeune Turquie avait constitué à Paris une sorte de chancellerie, placée sous les ordres directs de Mustapha Fazylpacha; le premier article de ses statuts, publié sous la date du 30 avril 1867, portait qu'il avait pour but de réaliser le programme contenu dans la lettre de Mustapha Fazyl au Sultan et surtout d'assurer l'émancipation des populations chrétiennes de l'empire. (2) I, 199.

ques ou les partisans du statu quo et les deux conseillers qu'une politique sagement progressive avait toujours unis. Ces derniers l'emportèrent et l'on doit admettre qu'en leur laissant toute liberté dans l'exécution de leur programme Abdul-Aziz se persuada que leur éloignement lui aliénerait les sympathies des grands cabinets.

Ce fut donc sous les auspices d'une administration homogène qui s'ouvrit en 1868 la campagne des réformes et qu'aux allures d'un gourvernement sans cohésion et sans force succéda une politique plus ferme et plus systématique.

La France semblait appelée à un rôle prépondérant dans cette phase importante du Tanzimât. Le longue intimité de ses anciennes relations avec les sultans, l'influence qu'elle avait exercée dès le commencement du siècle passé sur les premières réformes de l'empire (1), la part décisive qu'elle avait prise à la guerre libératrice de 1854, ces titres l'autorisaient à une initiative que les puissances occidentales ne songeaient point d'ailleurs à lui disputer.

L'Angleterre, quelque peu hésitante d'abord, s'était ralliée aux vues françaises et avait engagé Abdul-Aziz à y conformer sa conduite. Telles étaient également les

(1) M. de Bonneval et le baron de Tott, sujet hongrois au service de la France, avaient dirigé les premiers essais de réorganisation militaire sous Mahmoud I et sous Mustapha III, et c'est à des médecins français que Selim III devait les connaissances spéciales dont il s'était inspiré en promulguant le Nizam Djehid.

En 1840, Reschid-pacha disait à un diplomate français : « C'est toujours à la France que nous nous adressons; c'est elle qui a dicté nos réformes et c'est à elle que nous voudrions en devoir le complément et le succès. »

dispositions de l'Autriche qui avait répudié depuis longtemps les idées étroites du prince de Metternich (1), tout en abandonnant en dernier lieu le système de réforme proposé par la Russie. L'on comptait sur l'appui moral de la Prusse et de l'Italie.

Quant au cabinet de St-Pétersbourg, loin de dissimuler son dissentiment, il annonçait hautement l'échec final de l'entreprise dont la France allait prendre la direction. « Je n'aime pas votre Hatti Humayoun, disait à cette époque le prince Gortchakof à l'ambassadeur du Sultan. C'est une lettre de change émise il y a dix ans et non soldée. Selon moi, il n'y a de consolidation possible pour l'empire Ottoman que dans l'autonomie des chrétiens. » Et un diplomate russe, commentant cette formule, y ajoutait un terme particulièrement énergique, en posant à la Turquie ce dilemme ou autonomie ou anatomie (2).

En somme et sauf l'opposition prévue de la Russie, les circonstances semblaient favoriser l'œuvre de prosélytisme social au succès de laquelle le gouvernement français ratachait les destinées ottomanes.

Dès le mois de janvier de l'année 1867, le cabinet des Tuileries avait fait connaître son programme au gouvernement turc dans une note sur le Hatti Humayoun de 1856. Ce document divisé en seize paragraphes ne négligeait aucun des services de l'administration proprement dite et les explications dont il était accompagné, indiquaient les matières qui se recommandaient plus particulièrement à l'attention des ministres du Sultan (3).

(1) I, 47.

(2) Dossier de la question d'Orient 1868, p. 146.

(3) La note française portait sur les points suivants : Concours

Dans cette catégorie spéciale figurait en première ligne l'instruction publique dont l'organisation devait avoir surtout pour objet l'établissement d'écoles secondaires musulmanes dans lesquelles les chrétiens seraient admis, la création de corps de professeurs pour l'instruction primaire musulmane, la fondation d'une Université pour l'enseignement des sciences, de l'histoire, de l'administration et du droit, l'institution de grandes écoles préparatoires pour les différentes carrières, enfin l'ouverture de bibliothèques publiques. C'était en grande partie sur le développement et le perfectionnement de l'instruction générale que le gouvernement français fondait ses meilleures espérances. Il posait le grave problème de l'éducation, subordonnant les autres à celui-là.

officiel des chrétiens aux diverses fonctions de l'État, développement du système de l'instruction publique, extension du régime des vilayets, introduction d'une publicité sérieuse dans les tribunaux et admission définitive et générale du témoignage des chrétiens, codification plus complète des lois commerciales et amélioration de l'institution des tribunaux de commerce, révision du système pénitentiaire et de la police, libre exercice du droit de propriété pour les étrangers, réforme du régime des biens des mosquées et généralisation des propriétés mulks ou libres, changement du régime hypothécaire et du mode de transmission de la propriété, création d'un crédit foncier, mise en régie des impôts indirects et transformation de la perception de l'impôt direct par la suppression des fermes, abolition des douanes intérieures et des impôts dits de consommation, entreprise de grands travaux publics, perfectionnement de la viabilité, exploitation des mines et des forêts, institution de municipalités dans les grandes villes, fixation annuelle d'un budget général accompagné de budgets spéciaux par ministère,

CHAPITRE II.

Organisation de l'Instruction publique.

de Galata-Seraï.

Le lycée

La réforme de l'enseignement public en Turquie n'avait pas de plus redoutables adversaires que les savants ou les lettrés formant la caste sacerdotale. Ceux-ci étaient restés pendant des siècles les seuls dispensateurs de l'instruction nationale et il était naturel qu'ils défendissent un privilège sur lequel reposait en grande partie leur puissance dans l'Etat.

En 1845 Abdul Medjid avait tenté de soustraire du moins les écoles primaires à l'influence jalouse de l'Ulema et un comité spécial avait été chargé de préparer les voies et moyens de cette sécularisation partielle (1). En lisant la circulaire ministérielle relative à cet objet (2) c'est à peine si l'on découvre la pensée souveraine dont elle devait s'inspirer, tant il paraissait périlleux de porter la main sur les prérogatives incontestées des docteurs de la loi. Les mesures prises à cette époque se ressentirent de la timidité gouvernementale et laissèrent à peu près intact, surtout dans les provinces, un régime qui par son esprit exclusif et par ses lacunes ne pouvait jamais offrir les éléments d'une véritable émancipation scientifique.

L'enseignement, dépendance directe de l'institution ecclé

(1) I, 75-77.

(2) Circulaire du 6 mars 1846,

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