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comprenant, comme les socialistes de France, abrutis par la misère, dégradés par le vice, sans intelligence et sans éducation, que le sentiment de la haine; n'ayant ni la conscience de leur dignité, ni le sentiment de la justice; aimant la révolte par compensation de l'esclavage et non l'égalité des droits et des devoirs comme condition de l'unité nationale.

Le triomphe des esclaves de Rome, de même que la victoire des socialistes de France, ne pouvait être qu'une éphémère et sanglante débauche d'hommes s'enivrant, dans le délire de la vengeance, de l'odeur du sang et de la vue du butin. La Démocratie romaine n'était pas plus avec Spartacus et Catilina que la Démocratie française n'était avec Babœuf et Marat.

Les ambitieux de tous les temps et de tous les pays se ressemblent et se copient. Le peuple était un instrument entre les mains des Tribuns qui se servirent de ses passions comme d'un levier pour soulever des tempêtes favorables à leur influence. Ils agrandissaient leur pouvoir à l'aide des troubles qu'ils entretenaient au sein de la République. Leur puissance s'élevait à mesure que l'agitation montait, et plus ils allumaient de colères et de haines dans les masses, plus ils devenaient redoutables au Sénat qui, plus d'une fois, fut contraint d'abaisser son orgueil devant leur volonté. Dans leur lutte ardente contre les Patriciens, ils songeaient moins à l'intérêt des Plébéi ns qu'à leur élévation personnelle. Mais ces turbulents Tribuns, en croyant ne travailler qu'au profit de leur ambition, servaient à

l'accomplissement des décrets de la Providence qui les employait à préparer le triomphe de la Démocratie romaine.

Ainsi l'on voit, pendant plusieurs siècles de l'histoire de France, les Rois abaisser, de règne en règne, dans l'intérêt de leur puissance, l'Aristocratic territoriale et militaire. Puis un jour il arrive que ces Rois ayant fauché toutes les têtes qui dépassaient le niveau commun, abattu tous les droits qui dominaient le droit universel; ayant ruiné les classes privilégiées, rasé les donjons féodaux, à force d'avoir voulu tout égaliser audessous pour que rien ne s'élevât au-dessus, se trouvent avoir creusé le lit où va couler à pleins bords le torrent de la Démocratie française.

Quand les héritiers de Louis le Gros décapitaient la Noblesse, humiliaient le Clergé, rançonnaient la Bourgeoisie, ils étaient poussés par une puissance mystérieuse à ce travail gigantesque, persévérant, instinctif d'unité, qui voulait qu'il ne restât pas un seul corps debout entre le Peuple et le Roi. Ils abattaient les unes après les autres toutes les branches de l'arbre féodal pour s'en faire une couronne qui devait absorber enfin tous les rayons de la puissance. Mais ils marchaient en aveugles dans cette route, ignorant qu'humbles instruments d'une œuvre providentielle, ils n'étaient que bras destiné à préparer l'avénement de cette force, alors inconnue, qui s'appelle aujourd'hui la Démocratie, dont le règne n'est que la réalisation dernière de la grande pensée d'unité qu'on retrouve au fond des des

le

tinées de la nation française comme au fond des destinées de la nation romaine.

La nation française et la nation romaine ont constamment gravité autour de la même idée. Elles ont suivi des routes diverses pour arriver au même but. L'instrument d'émancipation qui a servi à l'une et à l'autre a seul été différent. Dans Rome, dès le début, la Démocratie s'est trouvée face à face avec l'Aristocratie. Dès le début, elle a battu en brèche sa rivale avec la puissance des Tribuns, qui personnifiaient la doctrine d'examen, luttant contre les Consuls, qui représentaient la doctrine d'autorité. Dès le début, elle a détruit, sous l'inspiration, sous l'influence de l'esprit de révolte. Aussi lorsqu'on suit, page à page, l'histoire de la nation romaine, on voit parallèlement l'Aristocratie descendre et la Démocratie monter, si bien qu'un jour vient où ce sont déjà deux forces égales, deux puissances rivales qui se disputent le Gouvernement de la République. Alors l'une et l'autre sentent également la nécessité de se personnifier dans un homme qu'elles investissent à tour de rôle de la Dictature.

La Démocratie s'appelle tour à tour Marius, JulesCésar, Octave. L'Aristocratie se nomme successivement Sylla, Pompée, Antoine. La lutte grandissant entre elles continue plus ardente, plus implacable, plus meurtrière, non sous l'aspect d'une révolution populaire, mais sous la forme d'une guerre civile. Au premier moment, la Démocratie l'emporte dans la personne de Marius, qui souille ce triomphe par la sauvagerie et

la cruauté de son caractère. Marius à lui seul est toute une Convention! L'ivresse de ce succès s'éteint bientôt dans les larmes, les misères et les douleurs d'une éclatante défaite. L'Aristocratie ressaisit un instant, pour la reperdre à tout jamais, la domination avec Sylla, qui la personnifie. Dans cette première phase, le représentant de l'Aristocratie, Sylla, est plus grand que Marius, le représentant de la Démocratie. Dans la seconde phase, la Démocratie ne s'élève pas seulement en force et en puissance. Elle gagne également en héroïsme et en gloire ce que l'Aristocratie perd en éclat et en prestige. L'Aristocratie ne s'appelle déjà plus que Pompée et la Démocratie se nomme enfin César.

Du moins il y a encore dans le représentant du Patriciat, humilié et vaincu, une grandeur morale qui projette sur la décadence de l'idée et sur la chute de l'homme, je ne sais quelle ombre poétique et quel reflet chevaleresque. Mais à la troisième phase de cette lutte colossale, dont l'issue doit décider de l'avenir du Monde, de la marche de la Civilisation et du sort de l'Humanité, l'Aristocratie déchue, énervée, avilie, sans orgueil et sans vertu, cupide, ambitieuse, débauchée, tombe honteusement avec Antoine, tandis que la Démocratie règne glorieusement avec Octave, que ses contemporains surnomment Auguste.

En France, le développement des faits et des idées fut plus vaste et plus varié. La Démocratie n'existait pas encore, que déjà l'Aristocratie brillait de tout l'éclat de sa force et de toute la splendeur de sa puissance. A

Rome, le Pouvoir, qui avait miné la base sur laquelle reposait l'autorité des Patriciens, était né d'une révolte des Plébéiens, sous le nom de Tribunat, En France, c'est des rangs mêmes de la Féodalité que sortit la Royauté, qui allait consacrer ses efforts et ses travaux de plusieurs siècles à démolir, pierre par pierre, l'édifice de l'Aristocratie, cet édifice, dont la Démocratie devait arracher un jour les fondements, pour en jeter la poussière au vent des révolutions.

Dans Rome, les Plébéiens commencèrent, poursuivirent et achevèrent eux-mêmes l'abaissement et la ruine des Patriciens. En France, ce fut la Royauté qui fit tout d'abord l'œuvre de la Démocratie contre l'Aristocratie. Celle-ci était déjà désarmée quand celle-là, débordant de toutes parts comme un torrent, s'est répandue sur la France, renversant dans son cours impétueux la Monarchie et le Clergé, les Jurandes et les Parlements, la Noblesse et la Bourgeoisie. L'Aristocratie s'était abaissée, et la Démocratie s'était formée, à l'ombre même de la Royauté, sous l'égide du principe d'autorité. Quand vint le moment de la lutte, la Démocratie ne vit pas seulement l'Aristocratie devant elle, elle aperçut encore la Royauté au-dessus d'elle. La Royauté se trouvait alors placée sur sa route comme une forteresse qui barre le passage; la Noblesse, la Bourgeoisie, le Clergé, n'étaient que les bastions de cette forteressc.

D'ailleurs, la puissance du principe d'autorité s'était seule manifestée; seule elle avait agi sur la marche

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