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La Démocratie, avec cette intuition, qui est le génie des masses, comprenait instinctivement qu'elle ne pouvait posséder cette Égalité, la plus ardente de ses espérances, le plus beau de ses rêves, qu'autant qu'elle serait placée sous la protection d'un homme, maître de tous les autres hommes. Le règne de l'Aristocratie s'est toujours personnifié dans des assemblées, et toujours les assemblées, qu'elles soient héréditaires ou élues, donneront le règne de l'Aristocratie. Le règne de la Démocratie, au contraire, s'est constamment incarné dans un seul, et toujours le pouvoir d'un seul deviendra le règne de la Démocratie, parce que là où un seul est au-dessus de tous, tous les citoyens sont socialement égaux sous sa domination, de même que tous les hommes sont religieusement égaux devant Dieu.

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Octave fut donc un instrument de la Providence, qui se servit de sa personnalité pour accomplir ses desseins, lorsqu'il entra dans ses vues de pousser en avant l'Humanité sur le chemin de la Civilisation, en favorisant l'avénement de la Démocratie romaine. Mais cette même Démocratie contenait dans son sein des éléments impurs qu'il fallait réprimer dans l'intérêt même de l'Aristocratie.

Au-dessous des légitimes aspirations du Prolétariat vers les biens moraux et matériels que la Société promet au travail et au talent, fermentaient les passions criminelles d'une tourbe d'esclaves et de débauchés, lie de la Nation, ennemis à la fois des Plébéiens et des Patriciens, qui aspiraient à tout conquérir par la violence et

le crime. Ces hommes, que le frein de la compression a seul retenus, ne pouvaient être domptés que par la main de fer d'un pouvoir qui tirait de son unité la force de tout plier sous un joug salutaire. Si, au lieu de trouver devant eux la puissance d'Octave, ils n'avaient rencontré qu'une Aristocratie affaiblie et dégénérée, comme l'était alors l'Aristocratie romaine, ils auraient eu leur jour de triomphe.

Les Patriciens n'étaient, en effet, unis entre eux contre les Plébéiens que par la communauté du danger qui menaçait leurs intérêts de caste. Victorieux d'Octave, ils se seraient aussitôt divisés, déchirés, et un jour, au lieu de se réveiller vaincus par une Démocratie, régulièrement organisée et puissamment contenue, ils auraient été surpris par l'explosion soudaine d'une Démagogie furieuse, éteignant un océan de flamme dans une mer de sang, et l'Aristocratie, ensevelie avec ses prérogatives et ses richesses sous les décombres de Rome, aurait disparu du livre de l'histoire. Octave, du moins, lui laissa la fortune et la vie; sa victoire, en achevant d'abattre la puissance des Patriciens, les sauva de la ruine et de la mort. Octave, en faisant triompher la Démocratie, fit durer la Société.

Louis-Napoléon avait été prédestiné par la Providence à remplir en France une mission analogue, dans une situation, identique au fond, quoique différente dans la forme. Mais avant de retracer à grands traits la physionomie morale et matérielle de cette situation, qui explique le grand, acte de 1851, il est nécessaire de

remonter le cours des années, jusqu'au vaste mouvement de 1789, afin d'indiquer les causes multiples dont elle est née. L'histoire entière de ce siècle est dans l'analyse de ces causes, non moins profondes que

variées.

Avant 1789, il existait une Noblesse qui avait recueilli sur les lèvres mourantes du connétable Anne de Montmorency, décapité à Toulouse, par ordre du cardinal de Richelieu, l'âme de la Féodalité. Cette Noblesse avait gardé de ses anciens droits seigneuriaux des priviléges de race qui faisaient d'elle la vassale de la Royauté et la suzeraine de la Bourgeoisie. Elle était au-dessous du Roi; mais elle était au-dessus du People. C'était une Nation dans la Nation, qui comptait alors trois grandes couches superposées l'une sur l'autre. La dernière était la plus étendue. C'était le Peuple qui frémissait, en has, lorsque son regard s'élevant en haut, il apercevait auprès du Trône une race distincte des autres classes sociales, qui fermait à tout ce qui ne sortait pas d'elle, la carrière des grandes charges de la Monarchie, des emplois honorifiques ou lucratifs, et des hautes dignités de l'État.

La première couche, resserrée dans un cercle étroit, était cette race distincte, qui tenait son rang, sa fortune, son autorité du droit de la naissance. Mais entre cette couche supérieure et la couche inférieure, il se trouvait une couche intermédiaire: c'était la Bourgeoisie, avant-garde du Peuple, alors placé à l'arrièregarde du mouvement de la Nation française vers l'unité;

la Bourgeoisie, dont l'envie et la vanité s'irritaient à la pensée qu'il y avait en avant d'elle une classe plus favorisée, plus puissante et plus riche, une classe, enfin, dont elle n'était pas même l'égale dans le Gouvernement et dans la Société.

Placée plus près de la Noblesse que le Peuple, la Bourgeoisie était appelée à recueillir plus directement et plus immédiatement l'héritage de ses prérogatives de naissance et de ses priviléges de fortune. Elle était intéressée, plus encore que le Peuple, à la déposséder de ces avantages qui excitaient sa jalousie et sa convoitise. Il était donc naturel qu'elle engageât la lutte. C'est ce qu'elle fit, dès cette époque, d'abord sous l'égide de la Royauté, puis par-dessus la tête du Roi. Dans cette lutte, elle fut suivie par le Peuple, mystérieusement poussé contre la Noblesse par amour de l'Égalité. Il servit par instinct, plus que par réflexion, d'instrument à la Bourgeoisie, que l'amour de la domination entraîna sur la scène où allait se jouer le prologue du grand drame de la Révolution française, dont nous voyons aujourd'hui l'épilogue.

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La Noblesse, qui constituait alors tout le parti de la résistance, était elle-même scindée en deux; car pendant que la Démocratie s'organisait, l'Aristocratie se dissolvait la seconde ressemblait au reflux, et la première au flux de la Nation. Il y avait la Noblesse de race et d'épée, et la Noblesse de robe et de finance. Celle-ci était à la fois à la queue de l'Aristocratie et à la tête de la Démocratie. Sa force était surtout dans

les Parlements, qui, après avoir ouvert le chemin à la Démagogie, par leur opposition contre la Royauté, furent emportés en même temps qu'elle par la tempête qu'ils avaient appelée. La Noblesse de robe et de finance disparut dans cette tempête avec la Noblesse de race et d'épée, dont elle avait imprudemment séparé sa cause. Ces deux Noblesses, couchées le mê re jour sur le sol de la France, parmi les ruines de la Monarchie, par le vent des révolutions, formèrent un parti du passé, parti vaincu, mais non détruit, qui garda, même après sa commune défaite, la trace de ses deux origines.

La Bourgeoisie était unie dans un même effort contre la Noblesse. Mais elle-même renfermait déjà dans son sein deux nuances très-caractérisées. Il y avait la Bourgeoisie lettrée et la Bourgeoisie industrielle. La première comprenait toutes les professions libérales; la seconde renfermait tous les états mercantiles. Ces deux nuances, qui se perdaient en apparence dans la vaste révolte des classes bourgeoises, secondées par les classes ouvrières, contre les classes nobles, se personnifièrent en réalité, l'une dans le parti de la Monarchie constitutionnelle, l'autre dans le parti de la République représentative. Unies pour renverser, désunies pour fonder, elles se ressemblaient cependant par un trait caractéristique. L'une et l'autre avaient emprunté à la Noblesse de robe et de finance son naissant amour du parlementarisme. L'une et l'autre tendaient à transporter le Gouvernement de l'État au sein des assemblées

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