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l'autre. Dans notre opinion, l'avenir de la France est donc écrit dans le passé de Rome, et soit qu'on veuille puiser un enseignement ou chercher une prophétie dans ce parallèle, il n'est pas moins curieux qu'utile de le suivre dans ses développements, depuis son point de départ jusqu'à son point d'arrivée.

La nation romaine est arrivée à l'Empire par la République; la nation française arrive à la République par la Monarchie. Mais la République française et l'Empire romain, enfantés par les mêmes causes, produisirent les mêmes effets, de même que la Monarchie française et la République romaine, nées des mêmes intérêts, donnèrent les mêmes résultats. Sorties l'une et l'autre du berceau de l'Aristocratie militaire et territoriale, la République romaine et la Monarchie française s'élèvent constamment et graduellement vers la plus grande unité possible, en élargissant sans cesse la base sur laquelle elles sont assises, jusqu'à ce que toutes les classes privilégiées, fondues dans cette magnifique et puissante unité, disparaissent entièrement pour faire place à une immense universalité qui les comprend et les absorbe toutes. C'est alors que sur cette universalité qui est la Nation, se fonde, à Rome, l'Empire, en France, la République. C'est alors qu'en France comme à Rome la Démocratie se faisant homme se personnifie dans une individualité gigantesque : à Rome, dans Octave-Auguste; en France, dans LouisNapoléon.

Le Gouvernement de Rome, en cessant d'être mo

narchique pour devenir républicain, n'en resta pas moins un gouvernement aristocratique. Dès l'origine, les institutions de l'État sont établies dans l'unique intérêt des Patriciens qui se partagent tous les honneurs, tous les emplois, tous les trésors, ne laissant aux Plébéiens que les charges du citoyen et les misères de l'homme, leur refusant non-seulement le droit politique, mais encore la vie civile. Dès l'origine, les Patriciens et les Plébéiens constituent deux classes ennemies, dont l'une, excessivement restreinte, est constamment occupée à maintenir sa domination, et dont l'autre, très-étendue, est éternellement travaillée par le désir de secouer le joug qui pèse sur elle.

Ce fut pendant des siècles une lutte, tantôt sourde, tantôt violente, toujours implacable. Les Patriciens se défendent avec acharnement contre les Plébéiens, qui les attaquent avec fureur. Une haine ardente et profonde, qui les sépare, sans espoir de réconciliation, creuse entre ces deux grandes divisions de la nation romaine un fossé que les guerres civiles de Marius et de Sylla, de César et de Pompée, d'Antoine et d'Octave devaient combler un jour avec des montagnes de cadavres. Les Patriciens, pour se protéger plus efficacement contre les Plébéiens, font taire leur ombrageuse jalousie. Ils créent la Dictature, qui deviendra un jour l'instrument de leur ruine. Les Plébéiens exigent l'érection du Tribunat, qui sera plus tard le bélier avec lequel ils abattront l'Aristocratie.

Il entrait dans les desseins de Dieu que la nation

romaine remplit dans l'histoire de l'Humanité une mission providentielle. C'est elle qui devait, après la nation grecque, labourer avec l'épée le champ de la Civilisation que la nation française allait un jour féconder avec l'intelligence. La politique de ce peuple, qui a été le maître du monde, fut toute guerrière et conquérante. Mais à mesure que Rome grandissait, on voyait le pouvoir des Patriciens s'abaisser et l'influence des Plébéiens s'élever. Le vieil esprit aristocratique s'était réfugié dans le Sénat, qui personnifiait tous les préjugés et tous les intérêts du Patriciat. Vainement ce vieil esprit, luttant pied à pied, résiste avec opiniâtreté à toutes les innovations qui affaiblissent les prérogatives et les priviléges de l'Aristocratie. Chaque siècle voit tomber de la couronne du Sénat quelque fleuron qui vient s'ajouter à la couronne, chaque jour plus resplendissante du Tribunat, qui s'imprègne toujours davantage des passions et des idées du Prolétariat. Et la Démocratie devient le flot qui monte, qui monte encore, qui monte toujours, jusqu'à ce que couvrant les deux rives, tout disparaisse sous la vague immense.

Le partage des terres et la libération des dettes furent souvent le motif et l'occasion des soulèvements du Peuple. Ces prétextes de révolte donnaient à la cause des Plébéiens un caractère d'agression violente et d'odieuse envie. On pouvait reprocher à cette lutte de la Démocratie contre l'Aristocratie de trop ressembler à guerre des pauvres contre les riches. Au fond, cependant, c'était le sentiment d'égalité qui se traduisait par

la

des actes brutaux et des suppliques matérielles. C'est à ce sentiment d'égalité que les Patriciens résistaient, lorsque, cantonnés dans leurs prérogatives de naissance et leurs priviléges de fortune, ils repoussaient les réformes les plus légitimes.

Les plus grands caractères, les noms les plus illustres du Patriciat furent entachés de ce vice originel, qui s'appelle l'esprit de routine. Caton le Censeur et Scipion l'Africain portaient au plus haut degré la haine de l'innovation, et les préjugés de race étaient si profondément enracinés dans le cœur de ces deux sénateurs, qu'ils auraient préféré s'ensevelir sous les ruines de Rome plutôt que consentir à supprimer la ligne de démarcation qui séparait les classes plébéiennes des classes patriciennes. Ce que l'on nomme leur vertu fut de l'orgueil, un noble orgueil, sans doute, mais de l'orgueil enfin. Cicéron eut aussi les faiblesses de Caton et de Scipion. Mais Cicéron, que son immense talent et sa brillante éloquence élevèrent aux postes les plus éminents de l'État, Cicéron, sorti de la chevalerie romaine, qui correspond à la bourgeoisie française, Cicéron qu'on peut comparer aux parlementaires de notre temps et qui fut le Thiers de son siècle et de sa patrie, Cicéron mit la vanité de l'esprit là où Caton et Scipion avaient mis l'orgueil de l'âme. La cause du Patriciat dans la bouche de Cicéron avait déjà perdu de sa grandeur chevaleresque.

Le développement de l'idée démocratique, dans lequel il ne faut voir que la marche ascendante de la

nation romaine vers l'unité absolue, fut parfois obscurci par des événements qui dénaturaient l'intérêt plébéien, en voilant d'un faux jour les aspirations populaires. Au nombre de ces événements figurent la révolte de Spartacus appelant les esclaves à la destruction de la République, et la conjuration de Catili na conviant les débauchés au pillage de Rome. Mais ce n'était là que des accidents de la lutte qui avait commencé entre les Patriciens et les Plébéiens dans le berceau de la République et qui ne devait finir que sur sa tombe. La révolte de Spartacus et la conjuration de Catilina ne furent pas même une des phases de cette lutte. Ce sont deux faits qui se produisirent en dehors d'elle, quoique se mêlant à elle.

Les hommes perdus de dettes et de crimes qui vinrent se réunir autour de Catilina pour s'emparer, par surprise, des richesses de la République, n'avaient rien à démêler avec la Démocratie ni avec l'Aristocratie romaines. De mème que nos démagogues, qui se font des ouvriers un piedestal et des insurrections un moyen pour conquérir par la violence les biens qu'ils sont incapables d'acquérir par le travail, ces hommes n'appartenaient à aucune classe, à aucun parti, à aucune idée. Les esclaves ignorants et grossiers, qui suivaient Spartacus, étaient également, par leur situation, des ètres en dehors de tout, qui ne pouvaient rentrer dans le sein de la Société qu'en passant par le baptême religieux du Christianisme et par le baptême politique de la Liberté. C'étaient les socialistes de Rome ne

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