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tout analysé, avait semé le doute sur les vérités et sur les erreurs. L'intérêt et le calcul réunissaient sous leur bannière les classes éclairées. Un joug de fer tenait immobile les classes laborieuses. Aussi que d'efforts inutiles ! que de victimes dans cette minorité déjà si peu nombreuse qui se rappelait un passé moins abject, et dont le cœur s'élançait vers un avenir moins misérable! Tout fut infructueux

les succès même furent stériles.

vées et nobles. En conséquence, chaque fois que le genre humain arrive à une civilisation exclusive, il paraît dégradé durant quelques générations. Ensuite il se relève de cette dégradation passagère, et se remettant, pour ainsi dire, en marche, avec les nouvelles découvertes dont il s'est enrichi, il parvient à un plus haut degré de perfectionnement. Ainsi nous sommes, proportion gardée, peut-être aussi corrompus que les Romains du temps de Dioclétien; mais notre corruption est moins révoltante, nos mœurs plus douces, nos vices plus voilés, parce qu'il y a de moins le polythéisme devenu licencieux, et l'esclavage toujours horrible. En même temps, nous avons fait des découvertes immenses. Des générations plus heureuses que nous profiteront et de la destruction des abus dont nous sommes délivrés, et des avantages que nous avons conquis. Mais pour que ces générations puissent avancer dans la route qui leur est ouverte, il leur faudra ce qui nous manque, et ce qui doit nous manquer, la conviction, l'enthousiasme et la puissance de sacrifier l'intérêt à l'opinion.

Il résulte de ceci que ce n'est point la civilisation qu'il faut proscrire, et qu'on ne doit ni ne peut l'arrêter. Ce serait vouloir empêcher l'enfant de croître, parce que la même cause qui le fait croître le fera vieillir. Mais il faut apprécier l'époque où l'on vit, voir ce qui est possible, et, en secondant le bien partiel qui peut encore se faire, travailler surtout à jeter les bases d'un bien avenir, qui rencontrera d'autant moins d'obstacles et sera payé d'autant moins cher qu'il aura mieux été préparé.

Après Caligula, après Néron, bien plus tard encore, sous les règneş de Galba, de Probus, de Tacite, de généreux citoyens crurent un instant que la liberté pouvait renaître. Mais la liberté frappée de mort voyait ses défenseurs tomber avec elle. Le siècle ne les comprenait pas. L'intérêt bien entendu les abandonnait (1). Le monde était peuplé d'esclaves, exploitant la servitude ou la subissant. Les chrétiens parurent : ils placèrent leur point d'appui hors de l'égoïsme. Ils ne disputèrent point l'univers matériel, que la force matérielle tenait enchaîné. Ils ne tuèrent point, ils moururent, et ce fut en mourant, qu'ils triomphèrent.

Amis de la liberté, proscrits tour à tour par Marius et par Sylla, soyez les premiers chrétiens d'un nouveau Bas-Empire. La liberté se nourrit de sacrifices. Rendez la puissance du sacrifice à la race énervée qui l'a perdue. La liberté veut toujours des citoyeus, quelquefois des héros. N'éteignez pas les convictions qui servent de base aux vertus des citoyens, et qui créent les héros, en leur donnant la force d'être des martyrs.

(1) Il est remarquable qu'à cette époque toute la classe éclairée, sauf les nouveaux platoniciens d'une part, et les chrétiens de l'autre, professait la philosophie épicurienne, qui n'était au fond que la doctrine de l'intérêt bien entendu.

CONSIDÉRÉE

DANS SA SOURCE,

SES FORMES ET SES DÉVELOPPEMENTS.

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

Du Sentiment religieux.

L'AUTEUR de l'Esprit des Lois à dit, avec raison, que tous les êtres avaient leurs lois, la divinité comme le monde, le monde comme les hommes, les hommes comme les autres espèces d'êtres animés (1).

Ces lois constituent la nature de chaque espèce; elles sont la cause générale et permanente du mode d'existence de chacune; et lorsque des causes extérieures apportent quelque changement partiel à ce mode d'existence, le fond résiste et réagit toujours contre les modifications.

(1) Esprit des Lois, liv. I, chap. 1.

Il ne faut donc point vouloir assigner de causes ces lois primordiales: il faut partir de leur existence pour expliquer les phénomènes partiels.

Pourquoi telle classe d'animaux vit-elleen troupe, tandis que dans telle autre classe chaque individu vit isolé ? Pourquoi dans celle-ci l'union des sexes est-elle plus ou moins durable, tandis qu'à côté l'instinct sauvage reprend sa force dès que le désir est satisfait ?

On ne saurait dire autre chose, sinon que ces espèces sont ainsi. C'est un fait dont la vérité est constatée et dont les explications sont arbitraires. Car les plus faibles parmi ces espèces ne sont pas les plus sociables. En se réunissant, elles ne se prêtent aucune assistance: elles obéissent à leur nature qui leur a imposé des lois, c'est-à-dire une disposition qui les caractérise et qui décide de leur mode d'exister.

Si donc il y a dans le coeur de l'homme un sentiment qui soit étranger à tout le reste des êtres vivants, qui se reproduise toujours, quelle que soit la position où l'homme se trouve, n'est-il pas vraisemblable que ce sentiment est une loi fondamentale de sa nature?

Tel est, à notre avis, le sentiment religieux. Les hordes sauvages, les tribus barbares, les nations qui sont dans la force de l'état social, celles qui languissent dans la décrépitude de la civilisation, toutes éprouvent la puissance de ce sentiment indestructible.

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