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été moins importunées pendant soixante ans, par des déclamations également monotones et aussi peu fondées sur le fétichisme, dont la conception absurde et honteuse était, disait-on, la source de toutes les idées religieuses.

L'erreur n'était pas moins palpable dans un sens que dans l'autre. S'il est certain que l'homme ignorant ne peut s'élever jusqu'au théisme, il l'est également, qu'il y a, même dans le fétichisme, un mouvement qui est fort au-dessus de l'adoration des simples fétiches. Le Sauvage. qui les invoque, les considère bien comme des êtres plus forts que lui; sous ce rapport, ce sont des dieux; mais lorsqu'il les punit, les brise ou les brûle, ce sont des ennemis qu'il maltraite, ce ne sont plus des dieux qu'il adore. Le grand Esprit, au contraire, le manitou prototype, n'est point exposé à ces vicissitudes de culte et d'outrage. C'est dans cette notion que le Sauvage concentre ses idées de perfection. Il s'en occupe moins, il n'y pense que par intervalles. L'intérêt du moment l'en détourne ou l'en distrait sans cesse. Peut-être même un instinct sourd l'avertit qu'il ne doit pas faire intervenir dans le conflit vulgaire de passions brutales l'être qu'il respecte (1). Mais il y revient toutes les fois que des émotions profondes ou des affections tendres l'agitent.

(1) Cette idée paraîtra bien subtile pour des Sauvages. Il est certain cependant que toutes les fois qu'on leur demande s'ils

On peut donc envisager le culte des Sauvages sous deux points de vue, suivant qu'on s'attache à ce qui vient du sentiment, ou à ce qui est l'œuvre de l'intérêt. Le sentiment éloigne l'objet de son culte pour mieux l'adorer l'intérêt le rapproche pour mieux s'en servir.

De là, d'une part, une certaine tendance vers le théisme, tendance qui doit demeurer long-temps stérile, parce que la divinité ainsi conçue est trop subtile pour une intelligence naissante. De là, d'une autre part, des notions grossières qui ne peuvent tarder à être insuffisantes , parce qu'elles sont trop matérielles pour qu'une intelligence qui se développe ne soit pas forcée à les rejeter.

N'apercevoir dans la croyance des hordes ignorantes que le fétichisme, c'est méconnaître les élans de l'ame et les premiers essais de l'esprit. Y voir le théisme pur, c'est devancer les progrès du genre humain, et faire honneur à l'homme encore brut des découvertes difficiles et tardives d'une raison long-temps exercée.

rendent au grand Esprit un culte habituel, ils répondent qu'il est trop au-dessus d'eux et n'a pas besoin de leurs hommages. Il est à remarquer aussi que lorsqu'ils sollicitent des puissances invisibles une assistance ou une indulgence peu conformes aux règles de la justice, ils ne s'adressent point au grand Esprit, mais à leurs fétiches. Louis XI, dans la prière que nous avons rapportée, invoquait Notre-Dame de Cléry; il espérait corrompre la sainte : il n'osait élever jusqu'à Dieu même ses moyens de corruption.

CHAPITRE VI.

De l'influence des prêtres dans l'état sauvage.

AUSSITÔT que l'homme a conçu l'idée d'êtres supérieurs à lui avec lesquels il a des moyens de communication, il doit supposer que ces moyens ne sont pas tous également infaillibles. Il lui importe de distinguer entre leurs degrés d'efficacité. S'il n'espère pas découvrir les meilleurs et les plus sûrs par ses propres efforts, il s'adresse naturellement à ceux de ses semblables qu'il croit éclairés par plus d'expérience, ou qui se proclament possesseurs de plus de lumières. Il cherche autour de lui ces mortels privilégiés, favoris, confidents , organes des dieux; et, dès qu'il les cherche, il les trouve.

De là chez les Sauvages, la classe d'hommes que les Tartares appellent schammans; les Lapons, noaïds; les Samoyèdes, tadiles, et que les voyageurs désignent plus habituellement sous le nom générique de jongleurs.

Ce germe, encore informe, de l'ordre sacerdotal, n'est point un effet de la fraude, de l'ambition on de l'imposture, comme on l'a souvent répété. Il est inséparable de la religion même.

Ce ne sont point les prêtres qui se constituent; ils sont constitués par la force des choses.

Mais à peine le Sauvage s'est-il créé des prêtres, que ces prêtres tendent à former un corps (1). Il ne faut point les en accuser, cela aussi est dans la nature.

Donnez à un certain nombre d'hommes un intérêt distinct de l'intérêt général : ces hommes unis entre eux par un lien particulier, seront par-là même séparés de tout ce qui n'est pas leur corporation, leur caste. Ils regarderont comme un acte légitime et méritoire de faire tout plier sous l'influence de cette caste. Rassemblez-les autour d'un drapeau, vous aurez des soldats; autour d'un autel, vous aurez des prêtres.

Les jongleurs des Sauvages travaillent donc à se renfermer dans une enceinte impénétrable au vulgaire. Ils ne sont pas moins jaloux de tout ce qui tient à leurs fonctions sacrées que les

(1) V. Sur les associations des prêtres dans l'Amérique septentrionale et méridionale, Carver Travels through north Amcrica, p. 272. CHARLEVOIX, Journal. DUTERTRE, Hist. génér. des Antilles, II, 367, 368. BIET, voy. dans la France équinoxiale, IV, p.386, 387. LAFITEAU, Moeurs des Sauvages, p. 336344. Chez beaucoup de hordes nègres, il y a un ordre de prêtres ou une école sacerdotale, désignée sous le nom de Belli. II faut en être membre, pour exercer des fonctions quelconques. (Hist. gen. de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique. IV, 651.) M. Court de Gébelin a été frappé de l'analogie des initiations établies pour être admis dans cet ordre, avec celles qui se pratiquaient chez les Phéniciens. (Monde primitif, tome VIII.)

druïdes de la Gaule ou les brames de l'Inde. Ils s'irritent contre quiconque va sur leurs brisées sans avoir obtenu leur consentement. Ils imposent aux candidats qui sollicitent leur admission dans la corporation privilégiée, des épreuves et un noviciat (1). Le noviciat dure plusieurs années. Les épreuves sont longues, douloureuses et bizarres. Des jeûnes, des macérations, des flagellations, des souffrances, des veilles, sont, dès cette époque, les moyens en usage pour se rapprocher des puissances invisibles (2). L'esprit sombre et lugubre des hierophantes et des mystagogues dirige déjà les jongleurs (3).

Lorsque, dédaignant ce sévère apprentissage, des profanes se déclarent prêtres de leur propre autorité, ce titre leur est refusé par leurs rivaux: c'est magiciens qu'on les appelle, et leurs

(1) Les noaïds des Lapons sont instruits méthodiquement dans leur art ou leur métier. Voy. d'Acerbi.

(2) Voy. au Nord, V, p. 12. A la Guyane, l'apprentissage durait dix ans, et le jeûne, c'est-à-dire une diminution de nourriture poussée anssi loin que la force humaine pouvait le supporter, se prolongeait une année. Ce jeûne était accompagné de tortures de tout genre. (LAFITEAU, Mœurs des Sauv. I, 330. BIET, IV, ch. 12.) Chez les Abipons, celui qui voulait devenir prêtre se soumettait à une privation absolue d'aliments pendant plusieurs jours. (DOBRIZHOFFER, Hist. des Abipons, II, 515, 516.) Pour être ad mis dans l'ordre du Belli, dont nous avons parlé ci-dessus, le récipiendaire se laissait découper le col et les épaules et enlever des lambeaux de chair.

(3) Cet instinct est le même partout. Rien de plus semblable à l'admission des candidats à la prêtrise chez les montagnards des Indes, que celle des jongleurs. ( ASIAT. RES. IV, 40-46.)

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