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former un état social qui a duré plusieurs siècles. Le lien féodal reposait sur l'engagement pris, sur la parole donnée. On disait d'un homme qu'il était félon, quand il manquait à sa parole on le disait du maître comme du vassal. Car l'homme n'était vassal qu'à des conditions. Pour tous les deux l'honneur consistait à ne pas les violer, à toujours être vrai. Ce trait distinctif du lien politique était passé dans les mœurs de ceux qui étaient en dehors de ce lien. La féodalité fonda ce sentiment d'honneur qui devint ensuite l'apanage de toutes les classes. Le plus grand éloge que l'on pût faire alors de quelqu'un était de dire: c'est un homme d'honneur; ce qui voulait dire : c'est un homme qui tient ses engagements et qui ne dit que la vérité; comme la plus grande injure était de dire de lui le contraire. Cette injure était si grande, qu'elle ne pouvait être lavée que dans le sang quand elle était directe.

Ce caractère si honorable de l'homme des sociétés modernes s'efface chaque jour davantage. Si ce caractère se maintient encore dans les relations privées, il n'existe déjà plus dans les affaires publiques. L'honneur avait pris naissance comme vertu politique. On ne lui rend déjà plus, sous ce rapport, d'autre hommage que celui de l'hypocrisie. D'où vient cette profonde altération ?

Elle doit nécessairement provenir de l'élément qui agit à la fois et avec le plus d'intensité sur les hommes et sur les événements. Cette ancienne base de la vérité, dont nous venons de parler, a fléchi. On lui a superposé cette nouvelle base constitutionnelle dont on veut faire une panacée universelle.

Examinons le principe d'action qui en sort; et, puisque l'Angleterre en donne le modèle, prenonsla pour exemple.

Il n'y a pas un Anglais qui ne porte avec lui, dans toutes les relations de sa vie, le secret ou au moins une partie du secret de son parti. Il est toujours placé vis-à-vis de ses adversaires dans une position de retenue, d'observation de soi-même; il cherche à se rendre impénétrable et à pénétrer les autres le plus qu'il le pourra. L'homme parlementaire le plus habile sera celui qui parle sur tout et qui parle longtemps, sans jamais laisser deviner le fond de sa pensée. Les chefs eux-mêmes, vis-àvis des hommes de leur parti, sont pour la plupart dans la position d'un général vis-à-vis de ses soldats. Le but est avoué, mais les moyens d'y parvenir ne le sont pas; les plans d'attaque et de défense sont un secret; les marches, les contremarches sont souvent improvisées; une obéissance aveugle est la loi de cette tactique. Pour les hommes dans les affaires, la vie ne cesse pas un instant d'être publique. Croit-on que ce genre de vie ne donne pas une empreinte profonde au caractère? N'est-ce pas ainsi que se forment les mœurs politiques d'un pays? La vie ne devient-elle pas une école d'intrigue perpétuelle? La dissimulation n'estelle pas une nécessité permanente, et l'investigation incessante qu'amène le droit de publicité ne l'impose-t-elle pas comme règle de prudence? Le silence devient sans doute la vertu des hommes le plus strictement honorables; mais le silence n'est pas toujours possible; il ne suffit pas aux affaires; il

faut parler. Mais, quand la parole doit servir de voile à la pensée, ce voile ne sera-t-il pas souvent de l'hypocrisie? Les Anglais en sont arrivés au point de porter la plus haute estime aux qualités qui, dans la vie privée, rendent seules possibles et durables de bonnes relations sociales. L'homme d'État anglais, qui sait être franc et vrai sans trahir le secret de son parti, est placé au premier rang. Ses amis, comme ses adversaires, lui rendent tous hommage. Mais il reste permis aux moins habiles, ou à ceux qui ont la conscience plus large, de parcourir à leur gré tout l'espace qui sépare la vérité de ce qui cesse d'être vrai, et de faire faire sur ce terrain fausse route à leurs adversaires autant qu'ils le pourront.

Pourrait-on exiger d'un Anglais, dans ses relations avec des étrangers, d'avoir d'autres mœurs que celles qu'il a dans son propre pays? Non, sans doute.

Quand un Anglais arrive en mission dans un pays étranger, son premier soin est donc de s'enquérir de la situation des partis; il fait choix de celui qui ostensiblement se rapproche le plus des intérêts de l'Angleterre. Si un tel parti n'existait pas, il travaillerait à le former. Dès qu'il existe, le but constant de son activité est de le porter au pouvoir.

La diplomatie des pays constitutionnels a donc toute l'activité et le même genre d'activité que produit l'esprit de parti; elle a tout le mouvement d'intrigue inséparable de cet esprit. Cependant, comme la vie politique a pour objet de s'occuper d'intérêts qui sont supérieurs à ceux des partis, il en résulte que l'on voit souvent la rivalité diplomatique s'occuper davantage d'un intérêt que

d'un principe. Les partis deviennent alors des instruments aveugles dans les mains des gouvernements étrangers. Ainsi l'on a vu dans le même temps le gouvernement anglais donner son appui, en Portugal, au parti du pouvoir royal, tandis que la France y soutenait le parti libéral. Tout au contraire, en Espagne, Espartero, le chef ou l'instrument du parti libéral le plus avancé, était soutenu par l'Angleterre dans la lutte contre la reine Christine que la France défendait autant qu'elle pouvait le faire. Quand les personnages principaux de la scène espagnole furent changés, on vit l'Angleterre se mettre plus directement, plus ouvertement, à la tête du parti libéral, tandis que la France appuyait Narvaez, dont les efforts tendaient à contenir les progressistes exagérés pour rendre plus de force à l'autorité royale.

La même situation s'est vue en Grèce.

Maurocordato, formé à l'école politique anglaise, était en Grèce à la tête du parti que l'Angleterre y avait formé, et que son envoyé y soutenait avec une irritabilité d'humeur et un mépris des convenances qui étaient un des traits distinctifs de sa fierté britannique.

Coletti, formé à l'école politique française, était l'adversaire naturel de Maurocordato. La lutte entre ces deux chefs de parti n'était pas celle de la Grèce, mais un simple épisode de la rivalité de la France et de l'Angleterre. Coletti, abreuvé d'injures et d'ignominies, trop faible pour pouvoir résister à la persécution dont sir Edward Lyons était le plus actif instrument, mourut victime des efforts inutiles

qu'il fit pour soustraire sa patrie à une domination qui, plus tard, devait se montrer si tyrannique.

Mais ce feu qui s'allume à un foyer constitutionnel aussi puissant que l'est celui de l'Angleterre, n'a pas des organes officiels officiels pour seuls conducteurs de son activité. Chaque Anglais voyageur est un apôtre des doctrines de son pays. Chaque publiciste, chaque rédacteur de feuilles politiques anglaises est un collaborateur de l'œuvre que poursuit le ministère. Tous reçoivent leurs inspirations des princes marchands de la cité. Le fond des questions est alors de nature purement commerciale. C'est, en Portugal, la compagnie pour le commerce des vins d'Oporto; c'est, en Espagne, la concurrence que voudraient faire Manchester et Liverpool à Barcelone pour les manufactures de coton; c'est, en Sicile, le commerce des soufres; c'est, en Grèce, le développement trop rapide qu'y prend la marine marchande; c'est, en Égypte, les monopoles établis par Méhémet Ali, qu'il s'agit d'abolir. Les constitutions ne sont que des arsenaux qui donnent des armes pour le combat que l'on veut livrer.

L'esprit public est depuis longtemps formé à ce genre de guerre, en Angleterre. Aussi la conduitelle avec un ensemble qui doit en garantir le succès.

La France, plus novice dans cette carrière, n'a pas encore appris à conduire, pour ses affaires domestiques, cette guerre intérieure des partis dans les voies constitutionnelles convenues d'avance, et qui, faisant abstraction des passions, veulent donner des règles à ce genre de lutte. Il en résulte que cette guerre des partis a toujours pris en France le

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