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Les hommes qui disent vouloir s'occuper du sort des nations devraient penser qu'il existe une hygiène morale aussi nécessaire à la santé des corps politiques qu'une sage hygiène matérielle est nécessaire à la santé de l'homme. Or, l'expérience de tous les jours et de tous les instants prouve à l'homme le plus simple que les règles de cette hygiène ne peuvent pas être les mêmes pour l'universalité des hommes.

La jeunesse est douée d'une si active faculté d'assimilation, que la sobriété lui est moins nécessaire qu'elle ne le devient quand l'âge vient émousser cette faculté. Trop de nourriture produit alors une surexcitation de tous les organes qui détruit la santé. Cette prétention de jeunesse ajoute le ridicule au danger.

La facilité, la vivacité des émotions, leur transmission au siége de la vie, sont les qualités d'une organisation en travail de formation. Quand ces qualités survivent à cette époque, elles ne sont plus que des surexcitations maladives. L'homme mûri par le temps qui ne sait pas leur résister devient à la fois le jouet des hommes et des événements.

Il en est de même des nations d'âge mûr ou déjà vieillies. Une forte alimentation, qui fait grandir et prospérer les jeunes peuples, fait pour ainsi dire retomber les anciens en enfance.

III.

Il a fallu l'explosion d'une machine infernale et la mort de victimes innocentes pour changer le langage des hommes qui gouvernaient la France, et pour donner au roi le courage d'attaquer la presse. Le projet de loi qui fut présenté aux chambres en 1835 signalait tous les dangers de la licence de la presse et prouvait la nécessité de la réprimer. Il y avait du courage dans l'exposé des motifs de cette loi; il y avait plus que du courage dans les dispositions pénales; mais il y avait erreur ou faiblesse dans le principe même de la loi. Elle punit ce qui est qualifié de délit, mais elle reconnaît le droit de le commettre; elle punit l'incendiaire, mais elle lui permet d'incendier. Elle consacre ainsi le droit d'écrire comme un droit d'une nature tellement indépendante, qu'aucune sorte de danger ne pourrait justifier l'atteinte qu'on voudrait lui porter. Ou bien l'on trouve la presse tellement puissante, que la loi recule devant elle, et qu'elle n'ose être que répressive, de préventive qu'on voudrait peut-être la faire.

Les différents essais que l'on a déjà faits pour modifier ou réprimer la presse reconnaissent tous le principe de sa liberté. La censure n'a donc jamais

été regardée comme un droit permanent du gouvernement. Elle n'est, pour ainsi dire, qu'une concession temporaire faite à un moment de danger; comme les Romains consentaient à suspendre le principe de leur liberté par la nomination d'un dictateur.

La révolution de 1830, qui a fait marcher la France plus avant dans les voies de trouble et d'anarchie, ne veut même plus faire cette concession. Elle veut que l'action législative soit dépouillée de la puissance de prévenir le mal, et qu'elle soit bornée au droit de le punir, quand il a été fait. La nouvelle loi ne fait donc autre chose que spécifier ce qui sera délit, et prononcer les peines. Elle n'aura d'autre résultat que d'ajouter le scandale du procès à celui de la presse, ou d'amener les écrivains par ses rigueurs à l'art de dire toutes leurs mauvaises pensées dans des formes qui sauront échapper aux poursuites du gouvernement.

Qu'y aura-t-il de gagné pour l'ordre ? Le danger subsistera dans toute son étendue; son intensité seule aura été modifiée. L'extrême sévérité des peines proposées excitera l'intérêt du public en faveur des condamnés, ou amènera l'indulgence des juges. Cela prouve que le principe de la loi est vicieux, car une loi de raison et de justice n'a pas besoin d'une pénalité aussi excessive pour être respectée.

Les difficultés de faire une bonne législation sur la presse proviennent de ce que l'on en proclame la liberté comme un droit, tandis que l'on proclame en même temps la nécessité de lui imposer des bornes en punissant ses écarts. Cette question

est la plus importante de toutes celles qui agitent le monde, puisqu'il s'agit du levier qui soulève toutes les autres.

Les écrivains sont depuis longtemps parvenus à faire déclarer la liberté de la presse comme un droit des nations. C'est, disent-ils, une conquête de la civilisation sur les temps d'ignorance et de barbarie. C'est un acte de tyrannie et de despotisme que de vouloir faire cesser cette liberté. Ils déclarent donc que les gouvernements qui se rendent coupables de cet acte de despotisme sont les ennemis des peuples, puisqu'ils veulent priver les hommes du premier de leurs droits. Cette idée a tellement pris racine dans les esprits, que ceux même qui sont obligés de prendre des mesures contre la licence de la presse regardent cette nécessité comme un malheur, et ils votent ces mesures dans l'espoir qu'elles ne seront que temporaires. Tous les moyens employés contre la presse ne seront cependant que des palliatifs, qui ne porteront pas remède au mal, tant qu'on ne sera pas d'accord sur la nature du droit de sa liberté.

L'expérience paraît déjà suffire pour prouver que l'exercice illimité de ce droit n'est pas compatible avec l'ordre, qui doit toujours être la première condition d'un État quelconque. Cette expérience ne suffit cependant pas encore pour changer des convictions qui ont été amenées par des théories générales sur les droits de l'homme. Elles ont pris racine dans l'esprit des hommes; c'est donc là qu'il faut les combattre.

La liberté de la presse peut-elle être un droit qui

sortirait de la catégorie de tous les autres droits? Cette question est le fond du procès qu'il faut juger; les pièces de conviction sont exposées aux yeux du monde; il n'est pas nécessaire de le reproduire. Tout ce que l'on pouvait dire en faveur ou contre la liberté de la presse a été dit; les faits décident partout la question pour les esprits sages; ceux qui ne le sont pas cèdent à la nécessité du moment, mais en en appelant à l'avenir pour réserver un droit à la suspension duquel ils peuvent consentir, mais qu'ils déclarent être inaliénable. Il faut donc analyser ce droit pour lui assigner sa véritable place. La vérité n'a jamais besoin de beaucoup de mots pour être prouvée, et la logique est concise. Je serai donc aussi court qu'il est possible de l'être sur une matière qui d'ailleurs a déjà soulevé de si longues et si nombreuses discussions.

Penser est une faculté libre; car elle est indépendante de l'être qui pense; on ne pense pas quand on veut, ni comme on le veut; les pensées arrivent à l'esprit de l'homme par des chemins qui lui sont inconnus. Si l'homme était le maître de la faculté de penser, chaque homme se ferait génie, philosophe ou poëte.

Puisque penser n'est pas un acte de la volonté, cet acte ne peut être soumis à aucune volonté; il est en effet impossible que la pensée indépendante de la volonté de celui qui pense ne soit pas entièrement libre, car personne n'a la puissance de forcer une intelligence à penser ou à penser autrement qu'elle ne le fait.

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