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La parole a été donnée à l'homme pour exprimer sa pensée. Aucun homme n'a et ne peut avoir le droit de forcer un autre homme à parler d'une manière contradictoire à sa pensée; il est impossible d'avoir le droit d'imposer le mensonge.

Quand l'homme parle, il a donc acquis le droit de le faire librement, puisque la parole ne lui a été donnée que pour exprimer sa pensée qui est libre.

Mais il n'existe pour l'homme aucun droit qui puisse être absolu ou isolé. L'état de société oppose de tous côtés des barrières au droit naturel.

La parole est la plus belle comme la plus noble des facultés de l'homme; la parole seule a constitué l'état social; sans la parole le monde intellectuel n'existerait pas pour l'homme; mais si l'homme a le droit de parler, l'homme a aussi le droit de s'opposer à tout ce qui peut lui être nuisible; il a le droit de combattre ce qui lui est hostile. Quand la parole devient hostile, elle trouve donc un adversaire.

D'un autre côté, si la parole a le droit d'exprimer librement une pensée vraie, a-t-elle le droit d'exprimer le mensonge avec une égale liberté? La faculté de le faire n'en donne pas le droit. Est-il un homme qui oserait soutenir le contraire? Écoutez cette classe, qui par absence d'éducation, se trouve placée plus près du droit naturel: «< Tu en as menti, tais-toi, » dit l'homme du peuple à son interlocuteur, et si le silence ne succède pas à cette injonc

tion, des voies de fait décident à qui restera la parole. Tel est le droit public des rues; la parole reste au plus fort. Mais le droit du plus fort peut-il être celui de l'état social? Non, sans doute. Aussi toutes les législations tendent à prévenir et punissent l'abus de la parole. Les calomniateurs peuvent être traduits devant les tribunaux et l'opinion publique flétrit le mensonge.

Si la première de toutes les facultés de l'homme, celle qui en est la plus noble et la plus libre, peut être soumise à restriction, si le bien-être de la société exige qu'elle soit restreinte, comment une faculté moins naturelle, puisqu'elle n'existe pas par elle-même, pourrait-elle revendiquer un degré de liberté plus grand que celui d'une faculté naturelle, et d'une essence par conséquent plus libre? Quand il n'est pas permis et ne peut pas être permis de tout dire, comment pourrait-il être permis de tout écrire?

Qu'est-ce qu'écrire? C'est donner de la durée à la parole, et c'est en même temps lui donner une portée sans limites; c'est donc ajouter une puissance immense à la parole. Cette dernière, fugitive et bornée, n'a de puissance que sur le petit nombre qui veut l'écouter, et cependant, livrée à elle-même, elle exposerait le monde à une lutte continuelle, ou elle le soumettrait au droit du plus fort; le droit resterait au dernier mot, et le plus fort le prononcerait.

L'écriture plus puissante, livrée à elle-même, finirait donc par l'assujettir entièrement. Mais une nouvelle puissance a encore été ajoutée à l'écriture; c'est celle de la presse qui multiplie à l'infini la pensée écrite; l'organisation sociale actuelle y

ajoute encore une autre force, celle du mouvement. Écrire aujourd'hui veut dire, parler à l'univers et lui parler toujours. Et la société n'aurait aucun droit sur une pareille puissance? Affranchie de toute barrière et de tout frein, cette puissance pourrait à son gré, mensonge ou vérité, parcourir l'espace? Il n'existe pas une seule force dans la nature qui ne trouve une autre force qui lui est opposée, et par laquelle sa puissance est modifiée. Il doit en être ainsi; car une force sans barrière serait nécessairement destructive de tout ce qui n'est pas elle. Il n'existe pas un être organisé dont l'existence ne soit limitée par d'autres existences, et qui ne soit dépendante des éléments qui l'entourent; ces éléments lui donnent en même temps la vie et lui imposent des bornes. L'être organisé qui se trouverait affranchi de tout ce qui l'entoure deviendrait le maître de la création tout entière. Toutes les grandes forces de la nature ne sont-elles pas, pour ainsi dire, enchaînées, c'est-à-dire, liées et combinées avec d'autres forces? et quand elles se dégagent des liens qui les retiennent pour agir seules, ne deviennent-elles pas des forces de destruction? Il est si vrai que les barrières sont une des premières conditions de l'ordre dans l'univers, que plus un être s'élève dans l'échelle de l'organisation, et plus les conditions de sa dépendance deviennent nombreuses. Voyez l'homme. S'il occupe la première place sur cette terre, n'a-t-il pas aussi le plus de besoins? S'il est supérieur à tout ce qui l'entoure, cette supériorité n'est-elle pas le résultat de l'influence qu'exercent sur lui tous les éléments

au milieu desquels il se trouve placé? Et, parmi les facultés dont il est doué, la plus noble, celle de la pensée, qui paraît la plus libre, n'est-elle pas la plus dépendante? N'est-elle pas celle qui a le plus besoin de soins et de culture pour se développer? Et quand elle est développée, n'est-elle pas soumise à l'empire de toutes les misères humaines et aux accidents les plus matériels de l'existence? Et la parole, le premier comme le plus beau de ses droits, n'est-elle pas toujours dépendante d'une autre circonstance, d'une autre volonté? La parole serait inutile à l'homme seul, comme elle le serait si personne ne voulait écouter celui qui parle. Ainsi la faculté qui a été nécessaire pour rendre possible l'état social en est en même temps la plus dépendante.

Il est donc de principe que, plus une cause est riche de forces et de conséquences, plus elle doit trouver de bornes à sa puissance.

L'homme sauvage est plus libre que l'homme civilisé, parce qu'il a moins de puissance de pensée et moins d'habileté pour faire usage des facultés qui lui ont été données. Ainsi, plus il y aura de civilisation, moins il y aura de liberté possible; c'est-à-dire, plus la liberté ne pourra être que le résultat de lois d'ordre et de protection. En état de civilisation, la liberté ne peut pas être principe; elle n'est qu'une conséquence, un produit. Une liberté entière et indéfinie, nécessairement hostile à tout ce qui l'entoure et la gêne, finirait par détruire la civilisation elle-même. S'il est de l'essence de la civilisation de protéger tous les droits, elle doit donc aussi tous les borner.

Comment se fait-il que surgit tout à coup une puissance qui réclame pour elle une liberté illimitée, qui n'est et ne peut être concédée à aucune autre puissance? Et quand elle se déclare ellemême un pouvoir, comment veut-elle ne pas se soumettre au principe en vertu duquel elle travaille à limiter tous les pouvoirs?

Si ce que j'ai dit est de stricte logique, cela suffirait pour prouver qu'une liberté entière ne pourrait être concédée à la presse, sans lui donner en même temps la puissance, je dirai plus, sans lui imposer la nécessité de détruire tout ce qui l'entoure. Car tel sera toujours le résultat nécessaire de toute force à laquelle ne serait opposée aucune barrière. Il ne sera pas donné à l'homme de pouvoir changer cette loi de la création.

Je pourrais donc m'arrêter et ne pas me livrer davantage à la discussion de cette question qui, d'après cette loi, doit être résolue pour tout esprit logique. Mais nous ne vivons pas aujourd'hui sous l'empire de la logique. Cette question a été si diversement posée et, je ne crains pas de le dire, si peu comprise encore, qu'elle fascine tous les esprits et les trouble tellement par les résultats que donne la presse, que les hommes qui s'en sont le plus occupés, soit comme ses défenseurs, soit comme ses adversaires, ne savent plus qu'en penser.

Quand les hommes se trompent, ou plutôt quand ils sont trompés, c'est toujours au moyen d'une idée générale exprimée par une seule parole qui exerce d'autant plus d'empire sur les esprits qu'elle

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