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On comprendrait encore l'empire que pourrait exercer sur l'esprit des hommes une assemblé délibérant à huis clos, dont les travaux seraient promulgués comme des actes de sa puissance, sans que jamais, ni les noms de ses membres soient prononcés, ni leurs votes publiés. Cette assemblée, apparaissant alors comme une intelligence unitaire, puissante par la sagesse de ses résolutions, soumettrait toutes les volontés à la sienne et pourrait, selon ses œuvres, exciter ou calmer l'enthousiasme. Mais y a-t-il quelqu'un qui oserait dire que les discussions des assemblées modernes soient de nature à entraîner tout un peuple? Des législateurs qui sont divisés par système, quand même ils ne le seraient pas par la différence de leurs principes et de leurs opinions, dont les uns sont faibles d'esprit et les autres trop souvent passionnés, pourraient-ils inspirer à tout le monde un égal degré de confiance et entraîner par admiration, ou par conviction, tous les esprits dans une seule et même direction? Ou bien, dira-t-on que des lois votées en public, presque jouées à la boule, pourraient commander le respect, enchaîner l'obéissance? Les discussions publiques qui ont précédé la promulgation de ces lois ne viendront-elles pas d'avance en affaiblir la puissance?

Croit-on que le nombre des boules puisse garantir l'obéissance à des lois affaiblies d'avance par les arguments employés à en discuter la rédaction, si ce n'est même à en amener le rejet? Et cette urne du scrutin, dont le nom seul devrait donner du calme, n'est-elle pas semblable à la boîte de Pandore du

fond de laquelle sortirent quand on l'ouvrit les vents et les tempêtes? N'en voyons-nous pas sortir aujourd'hui ces tempêtes de la pensée dont les vagues frémissantes, soulevées par toutes les passions humaines, vont porter au loin le trouble dans tous les esprits, la confusion dans toutes les choses, et ne laissent plus d'espérance à personne?

Une assemblée présente une idée trop complexe pour exciter l'enthousiasme, ou pour assurer la fidélité. C'est au nom de la république que les légions romaines faisaient la conquête du monde, c'est de même au nom de la république qu'allaient mourir les Français; ils ne pensaient ni aux conventionnels, ni aux directeurs; quand vint l'empire, c'était pour l'empereur; jamais il ne vint à l'esprit d'aucun de ses soldats de crier: vive l'empire, ou vive l'empereur des Français; il était pour eux l'empereur tout court, comme il avait été Bonaparte tout court avant d'être Napoléon. Il était à lui seul pour ses soldats la personnification de la France. C'est un nom et un nom tout seul qui a toujours le plus fortement remué les hommes.

Demandez à un soldat français s'il veut aller mourir pour les Français du département des Landes, ou pour ceux d'Indre-et-Loire, de Lotet-Garonne, ou pour ceux des Hautes ou BassesAlpes, des Pyrénées ou des Vosges; nommez-lui toutes les eaux qui coulent, toutes les montagnes qui s'élèvent en France, il vous répondra qu'il ne veut mourir pour aucun de ses compatriotes, qu'il ne les connaît pas; mais qu'il est prêt à mourir pour la France; que son cœur et sa vie appartien

nent à sa patrie. Mais la patrie où est-elle? est-ce le sol, qui n'est, comme le disait Montlosier, que de la poussière quand il fait beau, et de la boue quand il pleut? Non, sans doute! la patrie est ce lien moral qui unit les hommes d'un même pays dans un même sentiment, dans une commune affection. Mais un sentiment quelconque, pour ne pas rester une abstraction ou stérile ou anarchique, a besoin d'une personnification.

Voyez l'histoire la plus moderne de l'Espagne. Est-ce l'amour de la patrie qui a manqué aux Espagnols? ce sentiment ne va-t-il pas chez eux jusqu'à l'aveuglement? Mais cette patrie qui leur est si chère manquait d'une personnification qui aurait eu cette force d'unité correspondante à la sienne. Où était-elle cette patrie? Était-elle au camp de don Carlos ou à Madrid, dans un berceau, ou bien dans la salle des cortès? Et dans cette salle, qui pouvait la représenter? Étaient-ce les députés, presque tous encore inconnus? Les Espagnols, ne sachant plus où la retrouver, la cherchaient partout à coups de fusil; les uns la demandaient à l'Angleterre, les autres à la France, et ils ne la retrouvèrent que quand ils se furent mis d'accord pour obéir tous à la personnification qui devait la représenter.

L'amour de la patrie a-t-il manqué aux Polonais? ils chantaient tous avec enthousiasme : Non, la Pologne ne périra jamais! et la Pologne a péri. Suffirait-il de ne pas vouloir mourir pour vivre? Pourquoi donc a-t-elle péri? Pourquoi, ni le patriotisme, ni le courage, ni le dévouement le plus entier,

n'ont-ils pu la sauver? Parce qu'elle manquait de ce principe de personnification qui fait naître un même sentiment dans tous les cœurs et une même raison dans tous les esprits. Le principe de l'élection en donnant une base trop changeante et trop incertaine au trône de la Pologne a fini par le renverser. Où était la patrie pour les Polonais? Dans des diètes toujours orageuses et tumultueuses ou sur un trône quelquefois vendu, mais toujours disputé. La belle et grande époque de son histoire n'a-t-elle pas été celle de l'hérédité du trône?

Ce n'est pas assez de mourir pour son pays, il faut avoir, avant de mourir, la possibilité de le servir et de vivre pour lui. Et comment le servir, quand on ne sait pas où sont placés ses véritables intérêts?

Si le principe de l'élection n'a pas su conserver un seul trône, croit-on qu'il puisse donner plus de calme, plus de force et plus de durée à ces assemblées électives dans le sein desquelles on veut aujourd'hui placer la puissance? Le principe changet-il de nature en s'appliquant à plusieurs au lieu de s'appliquer à un seul? Tout ce qu'il y a de mobile, de variable, de passionné dans un système électif, peut-il assurer cette obéissance volontaire et cependant passive, cette constante fidélité qui sont nécessaires à l'existence comme à la défense d'un grand État? A qui le Français doit-il obéir? à quoi doit-il être fidèle? Est-ce à la chambre des pairs? est-ce à celle des députés ou à son président? est-ce à la constitution? Mais à laquelle ? Par crainte d'une autorité trop forte et trop indé

pendante, on a voulu diviser le pouvoir, on a fait tomber la souveraineté en fractions; mais l'obéissance, la fidélité peuvent-elles être ainsi divisées ? Pourraient-elles exister par fractions? Elles doivent être entières ou elles n'existent pas. On ne conçoit pas une demi-fidélité, un quart d'obéissance. Mais peut-on les trouver entières en face d'un pouvoir partagé?

Il me paraît que l'histoire contemporaine prouve déjà, dans plus d'un endroit, cette difficulté logique.

Quant à la France, le titre de roi des Français ne vient-il pas la rendre plus grande encore? Quand je l'entends prononcer, il me semble tendre aussi le bruit des épées qui retentissent sur les boucliers; je crois revoir une foule barbare armée et sauvage qui proclame un chef pour être conduite à conquérir et butiner toutes les richesses d'une vieille civilisation.

Quand Bonaparte se fit proclamer empereur des Français, ce fut également au bruit des épées de la garde consulaire. Il fit des Français une grande armée qui supportait son trône et ravageait l'Europe. Quand son épée fut brisée, quand son armée fut détruite, son trône s'écroula; il n'avait d'autre base que sa puissance. La France resta muette. La civilisation a fait naître trop de différence entre les individus d'un même peuple pour qu'une expression collective puisse être moralement vraie.

On dit avec raison, et l'on ne peut pas dire autrement, les Kirghiz, les Tartares, les Arabes, les Mongols, parce que tous sont également pasteurs et guerriers dans l'occasion. On dit avec raison : les

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