Page images
PDF
EPUB

sidérables que le sont Londres et Paris, placés à une aussi courte distance l'un de l'autre ; ils ont grandi en se combattant, parce qu'une lutte prolongée donne toujours de la force et développe tous les moyens. Napoléon avait donné à sa lutte contre l'Angleterre une base trop injuste et trop égoïste, car la mauvaise foi de son système continental faisait aux alliés qu'il forçait d'entrer dans sa coalition un mal plus grand que celui contre lequel il disait vouloir les protéger. Le triomphe de l'Angleterre fut complet. Cependant les deux pays sortirent de cette lutte épouvantés de la grandeur des coups qu'ils s'étaient portés, et du danger dans lequel tous deux avaient été précipités. Des idées de paix, produites par un profond retour sur soi-même, succédèrent à la guerre; les deux nations avaient appris depuis longtemps à se respecter et à s'estimer; car même la haine n'avait été que de la jalousie. La France était sortie de ses longues guerres, dégoûtée de l'abus qu'elle avait fait de sa force, comme elle était fatiguée de ses sanglantes et inutiles révolutions; elle désirait du repos et cherchait l'ordre et la forme qui pourrait le lui donner. L'Angleterre, si longtemps sa rivale et déjà son modèle, devint enfin son alliée. Les deux pays se sont laissés aller chaque jour davantage à ce nouveau semblant de sympathie et d'attraction qui leur donne une même direction, les entraîne dans un même mouvement et vers un même but.

Ils ont mis non pas leurs affaires, mais au moins leur esprit, pour ainsi dire, en commun; ils professent, en apparence, les mêmes principes; les

mêmes maximes doivent les diriger; ils ont les mêmes pensées; les discussions publiques y portent sur les mêmes objets; les imaginations y sont toujours simultanément frappées des mêmes idées, et en reçoivent des impressions analogues. La presse anglaise discute toutes les affaires de France, comme la presse française discute toutes celles de l'Angleterre. A-t-on pensé, dans ce temps où les nations se disent si jalouses de leurs droits et de leur indépendance, combien un pareil état de choses y porte atteinte? L'existence sociale serait-elle possible, dans une ville où tous les matins les affaires domestiques et la vie privée de chaque habitant deviendraient en place publique le sujet des discussions de tous ceux qui voudraient s'en occuper? N'a-t-on pas, au contraire, trouvé nécessaire d'opposer au principe de la publicité cet autre principe, que le foyer domestique doit être sacré et affranchi de ces investigations? Mais les États n'ont-ils donc pas aussi, pour ainsi dire, un foyer domestique? Doit-il être moins sacré? Et croit-on que, parce que leurs affaires sont plus grandes, les inconvénients de les livrer ainsi à l'examen d'un forum européen puissent disparaître? Ce forum parlera-t-il toujours dans un esprit de sincérité, de bienveillance et d'équité? Et cette guerre sourde de l'intelligence, pleine d'astuce et d'hypocrisie, ne remplacera-t-elle pas cette vieille guerre des champs de bataille, plus violente, il est vrai, mais d'un caractère plus noble et plus élevé? Ne s'aperçoit-on pas déjà que ce nouveau combat de publicité crée un nouveau genre de domination? N'est-ce pas une

intervention continuelle, que d'examiner ainsi tous les jours les affaires d'un autre État, et de s'arroger le droit de distribuer, selon ses convenances à soi, le blâme et la louange?

Voyez si depuis le commencement de leurs révolutions l'Espagne et le Portugal sont libres, entourés comme le sont ces deux pays des insinuations, des conseils, des menaces que leur apportent tous les jours les presses de Londres et de Paris. A-t-on calculé la portée politique de cette liberté de la presse et de cette publicité? N'est-elle pas une violation du foyer domestique? N'est-ce pas une profanation de cet autel de la patrie, auquel on veut cependant rendre un culte si élevé? Et que penser de ces petits États qui prennent plaisir, par esprit d'imitation, à livrer leurs petites affaires à la critique d'autres États plus puissants qu'eux? N'ont-ils donc pas encore senti que, privés comme ils le sont d'indépendance politique et de l'égalité des forces matérielles, une trop grande publicité doit leur enlever le seul genre d'indépendance dont ils puissent jouir? Si cependant les grands États trouvent dans cette publicité un moyen d'influence sur les plus petits, si cette influence peut arriver jusqu'à la domination, si cet avantage peut les séduire, ont-ils calculé, à leur tour, dans leurs propres intérêts, l'effet réciproque qu'ils produiront l'un sur l'autre?

On a trouvé la formule qui exprime la progression de la chute d'un corps soumis à la loi de sa pesanteur. A-t-on trouvé celle qui pourrait exprimer la loi du mouvement progressif de deux corps qui con

fondent leurs forces d'action dans un même système et dans une même direction? Si tous deux ou si l'un des deux voulait ralentir son mouvement, le pourrait-il? Les voilà donc attachés l'un à l'autre, lancés dans la même carrière sans connaître la progression de leur marche, sans posséder les moyens de la modérer quand elle deviendra trop rapide, ou d'en changer la direction quand elle deviendra dangereuse; forcés de renverser les obstacles qui pourraient se rencontrer sur leur route, ou de se briser contre leur résistance.

que

Il est d'autant plus essentiel de fixer l'attention sur cette nouvelle position de ces deux grands États, le genre de danger qu'elle doit produire paraît ne pas être senti. En effet, la distance qui les sépare, quoique déjà si courte, leur semble être encore trop grande; tous les moyens sont employés pour la raccourcir et pour rendre plus prompts tous les échanges entre Londres et Paris, celui des choses, comme celui des idées.

Mais ce rapprochement ne doit-il pas porter atteinte à cette indépendance d'action et à ce caractère d'individualité qui doivent être le bien le plus précieux d'un grand peuple? Quand le mouvement de la civilisation tend, par l'action qui lui est naturelle, à donner à tous les hommes les mêmes idées et la même empreinte, n'est-il pas du devoir des gouvernements de chercher à opposer à ce frottement qui efface le principe qui doit conserver? Ce principe n'est-il pas nécessaire à la durée de l'existence des nations? Le genre humain ne seraitil donc pas soumis à cette grande loi de classifica

tion, qui est la base de l'ordre dans l'univers? La création n'existe, en effet, dans l'ordre admirable que nous voyons que par la classification des espèces; tout est classé dans la nature. Les hommes eux-mêmes ne sont parvenus au degré de savoir qu'ils possèdent, qu'au moyen de classifications qui règnent dans les sciences. La société ne peut de même exister que par classification; mais ce ne sont pas les amours-propres et les vanités qu'il faut classer; ce sont les intérêts, les droits et les devoirs. Serait-ce sans but et sans objet, et comme une simple chance due au hasard, que les hommes sont divisés en peuples, tous différents de couleur, de conformation, d'inclination, de facultés, de mœurs et de langage? Cette division n'est-elle pas une des bases de l'ordre moral? n'est-elle pas même un principe de conservation matérielle? N'a-t-on observé que pas c'est toujours à la suite d'un trop grand mouvement parmi les peuples et de leur contact trop multiplié qu'arrivent les grandes calamités? C'est le produit nécessaire d'un principe qu'il suffit d'énoncer pour convaincre. On verra toujours qu'un seul malade peut communiquer le germe de sa maladie à un grand nombre d'hommes bien portants, tandis qu'on ne verra jamais ces derniers pouvoir par leur seul contact rendre la santé à un seul malade. De même un homme vicieux et corrompu peut développer le principe du mal avec bien plus de facilité que l'homme vertueux ne ramènera dans la voie du bien, par la raison trèssimple que le séducteur s'adresse aux passions pour les caresser et les flatter, tandis que l'autre

« PreviousContinue »